dimanche 31 octobre 2010

LETTRE # 22

Mon cher Bertrand

Je crois que si nous sommes bien d’accord sur cette notion de transcendance, c’est plutôt sur celle de l’autorité que nous divergeons. Et pour rentrer dans le vif de la réponse, je vous dirai que la survie de notre propre transcendance passe par une autorité collective qui, au moins symboliquement, s’en fait le garant.

Vous et moi n’aurons vécu que quelques années d’une transformation radicale de l’Europe : quelques décennies qui, au lendemain de deux guerres et après le cataclysme de deux fanatismes idéologiques dressés l’un contre l’autre, vit triompher une rupture que certains voudraient définitive d’avec tout ce qui pourrait relier l’individu contemporain à son passé.

Au point que l’amnésie est quasiment totale dans la jeunesse.

Quelques exemples : Une soixantaine d’édifices religieux (églises et surtout couvents) qui existaient à Lyon avant la Révolution ont disparu depuis. Les noms de certains, comme les Jacobins, les Cordeliers, les Feuillants, les Célestins, les Capucins, demeurent à l’état de stations de métros ou de places publiques. Je questionnais l’autre jour des étudiants de BTS avec qui je dois prochainement aller au théâtre des Célestins, s’ils connaissaient l’origine de ce nom. Pas un ne savait. Je leur ai projeté une carte de Lyon au XVIIème siècle, sur laquelle on voit la colline de la Croix-Rousse et la presqu’ile parsemées de ces édifices, et ils n’en revenaient pas. Des gens de vingt ans !

L’année dernière, j’ai fait étudier Le véritable Saint-Genest de Rotrou à une classe de L. Des notions aussi répandues dans la culture littéraire mais aussi musicale, picturale – aussi indispensables pour la comprendre et se l’approprier – que le martyre, le salut, la damnation, l’Esprit-Saint, la descente de la Croix, la virginité de Marie – chez des enfants de classes moyennes : du grec ancien, pire du sanskrit ! L’analyse qui consiste à dire que les jeunes ne lisent pas parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue n’est qu’en partie juste ; ils ne lisent pas parce qu’ils ils ne maîtrisent pas le passé culturel de leur pays. Pire, ils ne le comprennent plus, dans tout ce qui précède les fameuses années soixante…

Il m’a fallu une bonne quinzaine d’années pour me rendre compte à quel point un enseignement et une conception des choses basés uniquement sur la synchronie et ayant totalement tourné le dos à la diachronie ont engendré des ignorants en masse. Ce que Georges Steiner a appelé la nouvelle barbarie, ou la barbarie consumériste, si vous voulez. Consternant exemple de cette douce barbarie : une libraire de Mende âgée d’une trentaine d’années – plus trop d’excuses à cet âge, tout de même, quand on est libraire – à qui un de mes amis demandait une œuvre de Péguy –, et qui, cherchant sur l’ordinateur le nom de Peggy, lui assurait qu’elle n’existait pas. Ou un prétendu agrégé de Lettres me disant : « tu lis Péguy, toi ? Mais il est réac ! » Avec un air idiot, je ne vous dis pas. Mais que font les jurys ?

Quel rapport me direz-vous avec le pape et la soupape ?

Il est simple.

Certes la papauté a traversé vingt siècles d’histoire en ayant du sang, beaucoup de sang sur les mains. Qui le conteste ? mais réduire à cela le christianisme est tout simplement grotesque.

Le christianisme a assuré en Occident la renaissance du théâtre dès le moyen âge, y compris du théâtre de marionnettes -si à la mode actuellement- puisque le mot vient de mariole, « petite Marie » (centon de la crèche). Le christianisme est profondément théâtral. Il est même, jusque dans sa liturgie, l’incarnation exacte du génie théâtral en occident. Comme Giono l’a si bien compris dans son Roi sans Divertissement – ou Rotrou dans son Genest.

Le christianisme a inspiré dans tous les Beaux-arts des œuvres qui, avec l’héritage gréco-romain et antique, constituent l’essentiel du patrimoine artistique occidental.

Je vous parlais des édifices religieux détruits à Lyon, mais que dire des hospices civils (l’hôpital de la Charité, dont le consternant Edouard Herriot n’a pas laissé la moindre pierre, ou bien des Hôtel-Dieu de Marseille et de Lyon, tombant avec la bénédiction sans doute maçonnique de Gaudin et Collomb, dans l’escarcelle de la chaine Intercontinental ) dont l’histoire, elle-aussi, est exclusivement religieuse jusqu’au vingtième siècle, et qui témoigne d’à quel point le christianisme a imbibé bien évidemment la vie quotidienne des gens organisés en paroisse, non seulement pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Savez-vous que l’église Saint-Bernard, qui, en face de chez moi, est à présent abandonnée et désacralisée, a été demandée à l’archevêque par ces canuts – par ailleurs porteurs de toutes les revendications sociales que vous savez – parce qu’ils ne voulaient pas partager le dimanche l’église des marchands… ? Je vous en envoie une photo, telle que je peux la voir de ma fenêtre.

Je pourrais continuer ainsi longtemps : mon propos est simplement de rappeler l’autorité de la mémoire chrétienne de ce pays. Certes, la synchronie, tant en littérature qu’en histoire permet de faire ce qu’on appelle dorénavant de hautes études. Mais il est bon de rappeler aussi ce que fut le passé dans une perspective purement diachronique si l’on ne veut pas créer de parfaits singes savants. Voyez : il y a des gens qui ne s’offusqueront pas de voir des millionnaires russes, chinois, saoudiens, américains (de moins en moins ?) piétiner en un palais post-moderne la mémoire séculaire des pauvres de l’Hôtel-Dieu, en des duplex aménagés sous le dôme de Soufflot. Moi, ça ne m’offusquera pas, c’est bien pire : ça me navrera. Me peinera. Comme me navrent les campagnes contre le pape menées par les journalistes des medias que liront tous ces gens de peu. Rêvent-ils, un jour, de faire subir le même sort au Vatican ? Une suite papale pour leur voyages de noces, en quelque sorte ! Après tout, leur barbarie n’a plus de frein.

Chacun vit bien sa nécessité (ou sa non nécessité, pour la plupart, j’en ai bien peur) de transcendance comme il l’entend. Je ne suis d’ailleurs pas moi-même, (contrairement à ce que certains lecteurs de cette lettre qui n’auraient lu de moi que ces quelques lignes pourraient croire) ce qu’on appelle un fervent catholique. Mais je refuse aussi d’être un fervent oublieux, parce que j’ai compris qu’il y a un point où la rupture d’avec toutes les traditions cesse d’être féconde pour devenir mortifère.

Ravi de pouvoir échanger avec vous ces quelques lignes. Nous pouvons le faire. Nos successeurs le pourront-ils ? L’un des effets de l’acculturation des masses mise en place depuis quelques décennies sera d’empêcher deux hommes qui s’estiment, de sensibilité proche et de goûts communs, de disputer – au sens propre – d’une divergence comme nous le faisons. Avec leurs quelques huit-cents mots et leur ignorance crasse de tout ce qui n’est pas eux-mêmes, à commencer par ce qui fut, ils perdront toute estime et de l’autre et de soi-même et se foutront sur la gueule. Voilà les temps noirs qu’on nous prépare, vous le savez aussi.

Amicalement

Roland

2 commentaires:

  1. Merci pour ce courrier des plus pertinents.
    Débat plus qu'intéressant, absolument primordial!
    Nul besoin d'être religieux pour vivre en métaphysicien…
    Le structuralisme mal compris et vulgarisé (à tous les sens du terme) par ce brave Meirieu et ses adeptes est un non-sens: pas de synchronie sans diachronie. Pas de présent ni d'avenir sans présence du passé.
    De la naissance à la mort, notre corps en est la preuve vivante.

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  2. Cette absence de recul historique est effectivement bien gênante, dans plein de domaines, notamment dans celui de la lutte politique, autre sujet de débat entre Roland et Bertrand. Ainsi, comment ne pas s'étonner quand on entend des ministres ou proches de l'UMP décrêter que les récriminations des manifestants sont d'un autre âge, comme si cet argument, à lui seul, suffisait à discréditer les idées émises par ces derniers... Surtout quand on sait (mais là aussi, il faut accepter de regarder un peu en arrière) que les discours tenus par la droite dans cette affaire des reraites (concurrence étrangère, question démographique, importance de la valeur travail) qu'ils présentent comme étant très actuels et pragmatiques, sont aussi ceux qu'ils tiennent, parfois quasiment au mot près, depuis les années 1800 !!!

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