dimanche 3 octobre 2010

ANOTHER ONE BITES THE DUST

Il y a une vie après la mort. Une vie qui échappe définitivement à notre conscience et à nos sensations, faite de laborieuses rigidités, d’affaissements, de fermentations, de diaprures. Sous les effets conjugués des agents de la destruction, internes ou externes, le corps entame une lente épopée dont les étapes sont réglées comme du papier à musique…

Ils se dénombrent sur les doigts d’une main, les romans qui mettent le lecteur face à face avec les processus que son enveloppe charnelle devra affronter, aussitôt le dernier souffle émis. Jean-Louis Bailly a osé, dans un texte époustouflant, pénétrer le mystère de notre intime et ultime symphonie, l’inaudible, celle qui pourrait s’intituler Ainsi va toute chair. Il a préféré à ce constat poétiquement fataliste une expression crépusculaire qui n’est pas sans rappeler certaines locutions prépositives qu’appréciait un Huysmans : Vers la poussière.

Vous qui entrez ici, laissez toute espérance, un étrange et ténébreux ballet va se dérouler sous vos yeux. Le délitement d’un cadavre et le destin de celui qu’il était alternent dans une chorégraphie sans fin, dont les tonalités vont varier selon de subtiles nuances. Humoristique, tendre, sarcastique, résignée, grandiloquente, docte, insinuante ; à qui appartient-elle au juste cette voix qui se met à nous détailler par le menu la vie d’un parfait inconnu ? Voilà bien un aspect déroutant de ce livre : le narrateur joue en permanence la carte de la proximité sans pourtant rien nous dévoiler de son identité. Il semble tourner autour de la charogne avec le souci de cicéroniser la putréfaction. Il pose didactiquement sa latte professorale sur telle tumescence ou tel gonflement, convoque chaque vague successive d’insectes nécrophages par leurs noms latins, se plaît à invoquer Bossuet, des chirurgiens de la Belle Époque ou la nounou de Michael Jackson, nous invite même à tâter de la viande tant qu’elle est encore un peu malléable, pas trop faisandée ; jamais ce bienveillant Vésale ne nous révèlera qui il est.

Par contre – et c’est l’essentiel –, il sait tout de Paul-Émile Loué, le macchab de service : d’où il vient, où il retourne et par quoi il est passé pour arriver là où tout le monde arrive. Enfant d’une indescriptible laideur qui montra tôt un don prodigieux pour le piano, Loué devint un interprète richissime et adulé qui sombra du jour au lendemain dans la dépression et le silence complet suite au fiasco de son couple. Résumé en ces termes, cela ne pèse pas lourd.

C’est compter sans l’écriture de Jean-Louis Bailly, virtuose lui aussi, à sa manière, non pas avec des partitions, mais avec le dynamisme du discours indirect libre, le foisonnement lexical, les entrechats des registres. La notice qui lui est consacrée sur le premier rabat de couverture nous apprend que le bonhomme est pataphysicien. On le devine également amoureux des littératures à contrainte, des ouvroirs oulipiens (sinon, pourquoi diable se serait-il esquinté à fignoler le plus long lipogramme versifié de langue française ?).

Ces informations pourraient rebuter d’emblée ceux qui redoutent les proses formalistes, sanglées dans un carcan syntaxique, si ludique soit-il. Qu’ils se rassurent : ce roman n’a rien d’un exercice de style gratuit. Sa rhétorique est travaillée, certes, on la sent charpentée par les techniques auxquelles est rompu son maître d’œuvre. Mais amènerait-elle, comme elle le fait si souvent, ces petits coups au cœur qui ne trompent pas ou un éclat de rire irrépressible si elle n’était que pure prouesse ?

Vers la poussière est sans conteste une des parutions les plus atypiques de cette rentrée. L’une des plus dérangeantes également, par son intelligence narquoise et par l’expérience absolue qu’elle procure, en moins de deux cents pages. Quelque chose qui se tiendrait en équilibre entre l’harmonie des sphères et le dérisoire de la condition humaine. À la dernière ligne, au comble de l’hébétude, une seule exclamation vient aux lèvres : « Bis ! » Puis on s’aperçoit qu’il suffit de tout reprendre du début, pour que le miracle s’accomplisse à nouveau.

Frédéric Saenen

Jean-Louis Bailly, Vers la poussière, L’Arbre vengeur, 170 pp., 13 €.

3 commentaires:

  1. Quelle lecture ! Elle me procure une vraie émotion - dans laquelle, je l'espère, la funeste vanité d'auteur entre pour peu. Merci, en tout cas, pour tant de subtilité et de générosité : les "petits éditeurs" comme le mien, et leurs auteurs, ont besoin de lecteurs comme vous.
    JL Bailly

    RépondreSupprimer
  2. " les "petits éditeurs" comme le mien, et leurs auteurs, ont besoin de lecteurs comme vous."
    Tout à fait...Ce sont ces lecteurs et lectrices-là qui peuvent sauver du marasme les textes et leurs éditeurs.
    C'est exactement ce que me disait Georges Monti à propos d'une lectrice qui se reconnaîtra.
    Je lirai ce livre.

    RépondreSupprimer
  3. Je lirai moi aussi "Vers la poussière".

    J'avais repéré que Jean-Louis Bailly était édité par l'Arbre vengeur, mais je me demande si, lisant ce nom, je ne faisais pas une confusion avec Jean-Christophe Bailly. Mes recherches ont tout rétabli dans mon esprit.

    http://www.arbre-vengeur.fr/?p=1542
    http://www.arbre-vengeur.fr/?p=1869
    http://www.eric-chevillard.net/c_demolirnisard_303.php

    Pataphysicien, me suis-je dit, il est sûr que Philippe Didion a parlé de Jean-Louis Bailly...

    http://pdidion.free.fr/notules_2009/notules_2009_mars.htm

    "Lecture. Le Correspondancier du Collège de 'Pataphysique. Viridis Candela, 8e série, n° 4 (15 juin 2008, 128 p., 15 €).
    Après la "fiction dans la fiction" étudiée dans le numéro 2 du Correspondancier (le fait que des personnages de fiction prennent conscience de leur irréalité), la revue transpose le sujet au domaine des arts visuels, peinture, photographie, bande dessinée. Autrement dit, on part ici à la recherche de la "peinture peinte", et les exemples ne manquent pas. Chez Giotto, dont on voit un personnage rouler la fresque sur laquelle il est peint dans le Jugement dernier, chez Francesco del Cossa dont l'escargot qui parcourt le bord du cadre avait déjà été étudié par Daniel Arasse, chez Escher (Dessiner), chez Tex Avery dont les personnages surgissent souvent de l'écran pour commenter l'action, mais aussi chez Hergé, Gotlib, Edika... Dans un autre domaine, on notera l'apparition d'une nouvelle figure de style très technique, l'homéozeugme, présentée ici par Jean-Louis Bailly. Là où le zeugme, figure connue, se contente d'associer à un même verbe deux compléments sémantiquement hétérogènes ("Après avoir sauté sa belle-sœur et le repas du midi, le Petit Prince reprit enfin ses esprits et une banane", double zeugme dû à un orfèvre en la matière, Pierre Desproges) l'homéozeugme "attellera ses deux compléments à un mot qui sera à la fois lui-même et son homonyme." Peu d'exemples pour l'instant ("A l'heure de la réforme agraire, Fidel fumait un havane et son champ", "Son épouse avait fuit, le privant de ses charmes : ce maçon ravalait la façade et ses larmes") mais la piste mérite d'être exploitée."

    RépondreSupprimer