vendredi 15 octobre 2010

LES CONTRE-JOURS DE CAMILLA LUNDT (2nde partie)

LES CONTRE-JOURS DE CAMILLA LUNDT

Suite du 8 octobre 2010

III

La maison où je vis est située dans une zone liminaire qui borde le quartier très populaire de la Wässel — qu’on appelle ici la ville basse. Par la rue des Repentantes, on monte vers le Château qui domine l’ensemble de la ville. Les vieux remparts du château sont cernés de douves encore pleines d’une eau croupissante que les égoutiers drainent régulièrement pour y repêcher des ordures et des cadavres — ceux d’animaux, le plus souvent, je dis le plus souvent car à moi, dans ces fossés puants, il m’est arrivé d’y voir autre chose que de simples bêtes. Il se trouve que je suis affligée d’une de ces manies que vos proches, lorsque vous en êtes affecté, ont soin de ne pas évoquer devant de tierces personnes — c’est dire la honte qu’on peut en concevoir ! J’aime tant me laver que partout où je rencontre de l’eau, même la plus douteuse, il faut que je m’y plonge, si peu que ce soit : une flaque, tout aussi bien, fait parfaitement mon affaire.

Cette nuit, j’ai utilisé pour sortir la petite fenêtre de la cuisine. Les bassines, dans le noir luisaient de leur blancheur fade. Je les ai évitées soigneusement. Voyez-vous, je n’aime les bains que lorsque je les prends à ma convenance et ceux que l’on voudrait m’infliger me seraient la pire des tortures. Dans l’eau des douves, cette nuit, j’étais tout à fait à mon aise et je m’y suis laissée dériver lentement, à plat dos, le regard perdu dans la voûte étoilée. Voyageant de la sorte en toute quiétude, j’ai eu la surprise de rencontrer une noyée de trois jours à peine, fraîche encore, quoiqu’un peu bouffie et affligée d’une légère exophtalmie. Elle portait une ravissante robe de bal en tulle bouillonné et j’ai naturellement pensé qu’elle venait du Château. Mais pourquoi avait-elle déchu de la sorte et se retrouvait-elle en train de faire trempette, à minuit, dans l’eau peu ragoûtante des douves ? J’avais du penser fort car la noyée m’a répondu, très obligeamment. Soucieuse de résoudre mon ignorance des faits, elle m’a expliqué que son cavalier l’ayant laissée seule en piste à peine soixante-douze heures plus tôt pour partir avec quelque Cendrillon de la Wässel, elle avait décidé d’en finir et que les douves lui avaient semblé l’endroit le plus approprié pour une noyade rapide et romantique.

« Mais, ai-je rétorqué, les gendarmes ou les égoutiers ne vous ont-ils pas encore repêchée ? »

« Pensez-vous ! La noce dure encore, au Château. On me croit endormie dans l’une des tours — la plus haute compte neuf cent quatre-vingt dix-neuf marches ! — occupée à cuver mon champagne et mon chagrin. Mais vous-même, que faites-vous là ? Vous êtes fort bien conservée, je trouve. »

« C’est que, ai-je hésité, je ne suis que de passage. » Je ne voulais pas l’humilier par ma supériorité de vivante.

« Comme c’est charmant. Vous insinuez… Vous êtes là pour me visiter, en quelque sorte ? » Les yeux laiteux de la noyée s’étaient mis à luire dans l’eau glauque. Elle s’est exclamée, puérile : « Vous êtes un ange, c’est cela ! »

« Pas le moins du monde ! Quelle idée ? Une femme, tout comme vous. »

La noyée a fait la moue et sa laideur post-mortem s’en est trouvée accrue. Elle a adopté cette fois un ton aigre et geignard : « Et bien si vous n’êtes ni une noyée, ni un ange, que faites vous donc ici, je vous le demande ? »

L’eau m’a parue soudain avoir fraîchi, et je voyais la noyée devenir de plus en plus familière et se rapprocher de moi ostensiblement — non que ce fut volontaire de sa part, car elle n’avait plus, hélas pour elle, qu’un champ d’action très limité — mais le contact réitéré de sa chair molle et froide a fini par me révulser et la saluant avec brusquerie, j’ai entrepris de m’extraire de mon bain nocturne. Comme je n’avais rien pris pour me changer, j’ai couru tout le long du chemin pour me réchauffer, jusqu’à la rue des Repentantes. J’ai laissé tomber ma chemise souillée au pied de mon lit avant de me glisser entre les draps.

Un heure plus tard, Mademoiselle Hiersh, en ouvrant la porte de ma chambre, s’est écriée : « Cette odeur, mais cette odeur ! Quelle pestilence ! » Elle est ressortie précipitamment et je l’ai entendue se pencher vers les étages inférieurs pour vociférer « Madame Laronde, il faut que vous veniez sentir cette abomination ! Mais où cette fille malfaisante est-elle encore allée traîner cette nuit — et comment, hein, comment ? Dites-le moi ! A croire qu’elle s’est vautrée dans les latrines ! » Mademoiselle Hiersh se conduit de façon bien étrange. Est-la une façon de s’adresser à une personne de mon rang, au service de laquelle elle a été placée ?

IV

Mon nom de famille est Lundt mais je n’aime pas ce nom et juge préférable ne pas l’utiliser, ne sachant plus vraiment d’où il me vient. Sans doute, comme chacun, je suis née d’une femme en laquelle un homme avait préalablement déposé une goutte — une seule suffit, dit-on — de sa semence. Mes parents, c’est un fait, n’habitent pas la même maison que moi, sans quoi je les rencontrerais plus souvent. Ce nom de Lundt, où la dernière consonne condamne l’avant-dernière à ne pas se faire entendre m’a toujours paru cruellement imprononçable. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude de me considérer comme orpheline et quand j’ai du cette nuit me présenter, j’ai simplement dit : Camilla.

J’ai émergé du sommeil en fin de soirée, alors qu’il faisait déjà sombre. Toute la maisonnée était assoupie. Mais en voulant quitter ma chambre, j’ai trouvé la porte fermée à clef. Sans doute mademoiselle Hiersh soupçonne-t-elle mes velléités de noctambule. Elle a du loger dans son esprit faible et mal intentionné l’idée saugrenue de contenir mes allées et venues. Pense-t-elle ainsi me protéger de quelque mauvaise rencontre ? Pauvre fille ignorante, qui ne connaîtra jamais les vertus clandestines de Villeneuve — Villeneuve-la-Vénéneuse, la-Vagabonde, la-Volontaire ! J’ai ouvert largement ma fenêtre et me suis hissée vers le chéneau qui court à la base du toit. J’ai progressé à quatre pattes jusqu’à la gouttière de descente, par laquelle je me suis laissée glisser jusqu’au sol. Je me sentais décidément d’humeur à dégringoler car dans un même mouvement, au lieu de monter vers le Château, j’ai suivi la déclivité naturelle de la rue des Repentantes et me suis enfoncée dans le quartier peu recommandable de la Wässel.

Dans l’interminable rue des Murs qui longe la maison d’arrêt de Villeneuve, l’envie m’est venue de courir et l’écho ténu de mes plantes de pied qui claquaient sur le trottoir m’est revenu en décalé, amplifié par la hauteur des murailles austères et sans fenêtres. Quand j’ai ralenti pour marcher de nouveau en silence, j’ai entendu l’écho de mes pas se perpétuer, toujours parfaitement distinct. J’ai stoppé net et le bruit de pas a continué sur quelques mètres avant de cesser complètement. Aucun doute, maintenant : quelqu’un s’efforçait de régler son pas sur le mien. Je me suis retournée vivement mais personne, ni derrière, ni devant. Le son venait de la gauche. Pourtant, de ce côté-ci, il n’y avait que la muraille impénétrable de la prison. J’ai lancé bravement :

« Si vous croyez que je ne vous entends pas ! »

Quelqu’un s’est raclé la gorge. Cela venait décidément de derrière la muraille. J’ai crié :

« Montrez-vous donc ! C’est agaçant, à la fin ! » J’ai fait volte face pour rentrer à la maison et il était là, derrière moi, comme si mon injonction avait eu le pouvoir de le faire sortir de son mur. Il me regardait avec un demi sourire, la tête un peu penchée sur le côté. Il avait l’air de m’évaluer et, pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur. J’ai lancé bravement :

« Qui êtes-vous ? »

« Je suis l’Evadé. »

« L’évadé ? N’avez-vous aucun autre nom ? »

« Si j’en ai eu un, je ne m’en souviens pas. »

« C’est drôle. Moi aussi, j’oublie beaucoup de choses. Et d’une certaine façon, je suis une évadée. Je sors toutes les nuits. » Il m’a regardé d’un air circonspect :

« Une fille en chemise et pieds nus qui se promène la nuit dans un quartier pareil est soit une traînée, soit une créature de l’Entre-deux. Etes-vous de l’Entre-deux ? »

« Comme vous y allez ! » J’ai ri sottement pour gagner du temps et m’assurer ses bonnes grâces. Par créature de l’Entre-deux, entendait-il ces sortes de femmes mi-poisson, mi-belette ou autre chose, qui se métamorphosent la nuit venue ? Pourquoi pas un vampire, tant qu’il y était ! Il a insisté :

« Vous êtes bien pâle et votre voix même est si blanche qu’on croirait tout à fait un fantôme ! »

« De quelqu’un qui passe à travers les murs, c’est un peu fort ! »

« Pour un fantôme, vous ne manquez pas d’esprit. » Puis il a ajouté : « Fillette » et cela ne m’a pas plu du tout. D’une façon générale, je déteste toute familiarité. J’ai dit avec raideur :

« C’est Camilla. » Il s’est rapproché d’un pas :

« Votre chemise est bien trop longue. Elle traîne par terre. Permettez-moi de la raccourcir. Ainsi, vous aurez plus d’aisance. » Il avait sorti de sa poche un objet qui luisait sinistrement dans la pénombre et qu’il tenait à bout de bras, avec nonchalance, tellement sûr de m’intimider qu’il croyait ne même pas en avoir l’usage. Sot et fat personnage que cet Evadé, en vérité — car c’était bien mal connaître Camilla ! Je n’ai pas hésité une seconde. Je me suis élancée vers sa lame pour la saisir à pleines mains. Elle était à moi, désormais, et si aiguisée que j’en avais les paumes et les phalanges à vif. Quand je la lui ai plongée à sept reprises dans la poitrine, j’ai lu l’incrédulité dans son regard. Comment aurait-il pu concevoir que cette fillette pâle, ce fantôme à la voix blanche, lui règlerait si promptement son compte ? Fini, pour lui, de jouer les passe-murailles pour insulter les filles chastes, maintenant qu’il saignait comme un porc.

Lorsque mademoiselle Hiersh est entrée dans la chambre, avant le chant du coq, elle a ouvert des yeux comme des cadrans d’horloge : « Seigneur tout puissant, mais cette horreur ! Elle est couverte de sang des pieds à la tête ! On dirait que vous revenez tout droit d’un sabbat où on écorche les poulets à la pleine lune ! Madame Laronde ! Madame Laronde ! » Je l’ai laissée réveiller toute la maisonnée avec ses cris d’orfraie. Pour une fois, cette fille idiote dont la tête est pleine de fadaises obscurantistes était bien en deçà de la réalité.

V

En m’éveillant ce soir, j’ai pu constater l’apparition de barreaux en fer, à ma fenêtre. Les ouvriers ont travaillé vite et discrètement car mon sommeil diurne n’en a pas été perturbé une seule seconde. J’ai appelé mademoiselle Hiersh à travers ma porte fermée pour lui demander de me fournir une explication. Cette fille impossible est venue de mauvaise grâce en râlant et en traînant les pieds — vraiment, ses manières ne s’arrangent pas ! Elle a eu l’outrecuidance de prétendre que les barreaux avaient toujours été là, qu’ils avaient été posés au moment de la construction de la maison, au siècle dernier, et que cela permettait d’éviter les accidents. Quand je lui ai demandé quelle sorte d’accidents on redoute dans un endroit aussi paisible que celui-ci, elle est restée évasive et m’a priée de me recoucher. Je me suis insurgée :

« Vous savez pertinemment que je ne dors pas, la nuit. Pourquoi faites-vous comme si vous n’étiez pas au courant ? Vous n’êtes pourtant pas nouvelle dans la maison ! »

Mademoiselle Hiersh a ricané et m’a tenu des propos invraisemblables. Elle a ce soir dépassé les limites de ce qui est acceptable. Je me doute bien que je souffre de maux divers — heureusement tous sans gravité ! — sans quoi je ne serais pas tenue au repos dans cette calme maison de santé. Mais aller prétendre que j’invente des histoires et que l’on sait bien, ici, que je passe la nuit dans mon lit comme tout le monde, c’était insultant. Est-ce à dire que les gens d’ici, encouragés par cette fille menteuse et perfide, au propos le plus souvent orduriers, parlent derrière mon dos ? Sans doute cette demoiselle n’est-elle pas tout à fait saine. Sait-on seulement d’où elle vient ? Avait-elle des références solides pour entrer ici ? Je verrai demain avec madame Laronde, notre intendante, s’il est possible de la faire renvoyer ou, tout au moins, d’en avoir une autre à mon service. Qu’elle cesse en tout cas de me tourmenter !

J’ai prié la Hiersh de me laisser seule et elle a fini par obtempérer, la vilaine. Au diable ces barreaux, je trouverai bien un moyen de partir d’ici, d’une façon ou d’une autre, ainsi que je le fais chaque nuit. Ce n’est pas que je sois une personne très imaginative, non, on ne peut pas dire que ce trait soit à compter au nombre de mes défauts — rien à voir avec la Hiersh et ses vues fantastiques et morbides. J’ai en revanche l’esprit pratique et je sais toujours me tirer des mauvais pas. Alors comme les nuits d’été sont courtes, pour en profiter pleinement, ne tardons pas trop à trouver une solution !

Cécile-Marie Hadrien

Illustration : John Everett Millais

9 commentaires:

  1. léger et fantasque, délicieux à lire....

    RépondreSupprimer
  2. En insistant bien, peut-être que l'auteure acceptera de nous confier d'autres textes !!!

    RépondreSupprimer
  3. Cécile-Marie Hadrien15 octobre 2010 à 13:13

    Alors peut-être...
    Ce "webzine" me plait bien.

    RépondreSupprimer
  4. Encore, j'en redemande. C'est d'une puissance libertaire ...

    RépondreSupprimer
  5. Ah j'en veux bien d'autres aussi, ça m'intrigue cet univers !

    RépondreSupprimer
  6. J'aime la gourmandise de l'écriture : le plaisir des mots - je fais connaissance avec certains pour la première fois -
    le plaisir des sonorités, du rythme. Une nouvelle à l'esprit poétique.
    Camilla et ses rencontres nocturnes sont savoureuses.
    Un très joli titre et deux illustrations bien choisies.
    "Ne tardons pas trop" à retrouver ton écriture et ton univers.
    Les conte-jours de Camilla Lundt m'ont mis en appétit.
    Katia

    RépondreSupprimer
  7. J'attends la suite avec impatience. Merci de ce petit voyage insolite.

    RépondreSupprimer