vendredi 10 décembre 2010

ADIOS

Non de non vous dit "au revoir"
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Merci à toutes et tous
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et à bientôt pour de nouvelles aventures !
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BONNES FETES !
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jeudi 9 décembre 2010

REMARQUES EN PASSANT : M

REMARQUES EN PASSANT

ABECEDAIRE

Par Alain Sagault

°-°

MAHLER

À condition de lui prêter un minimum d’attention, tout le monde peut écouter Mahler, mais à des quantités de niveaux différents. Ce n’est pas une auberge espagnole, mais une cathédrale.

MARAT

Cette violence dans l’indignation qui semble effrayer certains de mes lecteurs, c’est mon côté Marat. Marat des bois s’entend, car je ne suis pas un homme des villes, ni des foules, encore moins des masses.

MÉTAPHYSIQUE

Je n’ai rien contre les questions métaphysiques, mais j’ai horreur de ceux qui croient avoir les réponses. C’est toute la différence entre le mysticisme et la religion.

Ne perdons pas de temps à chercher Dieu. S’il existe, il sait où nous trouver.

Suffit d’adorer la création.

MÉTHODE

En matière de création, la meilleure méthode est de ne pas en avoir.

MODE

Le meilleur moyen d’être en avance sur la mode, c’est de l’attendre dans le passé.

MONSTRES

Je me prendrais volontiers pour un monstre, si je n’avais la très nette impression que la plupart de mes congénères ne sont pas moins monstrueux que moi.

MONTESQIEU

Les principes de Montesquieu constituent le consensus minimal indispensable à l’établissement et au fonctionnement d’une société digne de ce nom. C’est si vrai que dans les sociétés dites primitives de nombreuses peuplades ont de façon plus ou moins intuitive et plus ou moins consciente fonctionné de cette manière-là.

Montesquieu n’a fait que rationaliser et formuler des règles de comportement qui s’imposent naturellement dès que des hommes dignes de ce nom décident de vivre ensemble.

Il ne s’agit donc pas d’inventer une nouvelle démocratie, mais de retrouver dans le passé et d’adapter à notre présent les principes et les usages qui nous permettront d’avoir un futur.

mardi 7 décembre 2010

LE PARTI DE LA FAINEANTISE # 2

(…suite et fin du 1er décembre 2010)

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Nous ne sommes peut-être pas loin de toucher là à un des nerfs de la guerre actuelle, un ressort illusoire dont tout un chacun, avec plus ou moins d’ornières ou de fatalisme, tire consolation provisoire, répit compensatoire et juste souffrance, ou au contraire motif à rébellion et matière à penser, quand on ne passe pas incessamment de l’un à l’autre, sans pouvoir déterminer où se trouve le vrai. Et il convient d’écouter attentivement la représentation que cette partition morale (fainéantise/travail) donne en nous : elle orchestre trop largement notre existence pour que nous l’ignorions.

Cet examen réclame néanmoins un certain sang froid, tant il est aujourd’hui devenu périlleux de distinguer ouvertement travail et subsistance : d’un prétendu besoin naturel de travail on fait désormais dépendre notre subsistance, selon une nécessité qu’il serait indigne d’ignorer, voire inhumain, et si on n’y prend garde, on a tôt fait de remettre en cause son identité humaine, de voir dans son inconsistance morale la cause de sa déveine et de prendre en responsabilité jusqu’aux mécanismes d’exclusion eux-même. Tout encourage, sinon à ne pas penser, du moins à taire des arguments qui ne seront pas entendus.[1] Or, à regarder les choses d’un peu plus près, travail et subsistance nous sembleraient plutôt antinomiques. Celui qui assume pleinement, au jour le jour, la subsistance comme une nécessité, dans le dénuement ou l’opulence, perd peu de temps à penser au travail, si ce n’est pour se féliciter d’en être soulagé. A l’inverse, un(e) travailleur (se), si précaire que soit sa situation, vit au moins le confort (même fort modeste et grotesquement provisoire) de ne plus avoir à éprouver la subsistance comme une nécessité. Et écartons le fait que l’oseille soit désormais d’un profit de plus en plus maigre, non pas simplement quant au bonheur, comme nous en avertit le proverbe, mais tout bonnement quant à la survie matérielle, de crainte de traiter à notre tour comme graine avariée la crapulerie, l’escroquerie, la débrouille plus ou moins légale, l’importance démesurée de la naissance comme de son terrain sociologique, qui ne sont là encore que les effets collatéraux de la guerre actuelle, de simples arborescences ou turgescences morales. Et oublions même un instant la peur sans fonds ni remède qui huile notre système; sans fondement raisonnable parce que le besoin de sécurité qui motive la volonté de travailler est souvent déçu aussi durement que l’ambition de se passer du salariat pour vivre ; ni remède viable parce qu’il n’apparaît pas moins risqué aujourd’hui de se contraindre au travail qu’il ne l’est de s’y soustraire. Et admettons encore, au contraire, que l’homme soit bien un animal économique et social, qu’il soit dans sa nature de grimper à l’échelle des valeurs laborieuses et qu’à peine délogé de la précarité salariale il n’ait de cesse d’y reprendre son ascension. Nous le verrons pourtant, le plus souvent, interrompre son effort dès qu’il aura assouvi son impulsion cinétique et défendre farouchement sa position contre quiconque entendrait le contraindre à réitérer cet effort. Le plus souvent encore, s’il continue de grimper, ce sera, même à tort, pour se prémunir contre de si néfastes rencontres, et rien ne peut alors l’entraver davantage que la nécessité de subsister. Nombre de chutes interviennent suite à des soucis d’ordre affectif ou matériel, d’apparence inoffensive, mais dont l’irruption seule peut commencer de déséquilibrer le quidam et à force impératifs de subsistance, sous la pression de contingences privées, finir de le désarçonner et provoquer sa chute. Inversement, l’inactif, s’il reste ouvert aux opportunités que les collusions d’intérêt du travail peuvent lui offrir, devra se garder d’un arrivisme excessif s’il veut demeurer en mesure d’en profiter, et rester au contraire concentré sur lui-même, maintenir en éveil sa sensibilité, la créativité qu’il développe dans l’inaction, préserver soigneusement la santé mentale et physique qui lui permettra, à l’instant propice, de saisir l’occasion. On peut convenir que l’inertie, la persistance dans le mouvement social du travail, et l’éveil, la nécessité de subsister, de se conserver, soi et sa santé, coexistent et se motivent l’une l’autre avec plus ou moins de bonheur, et admettre sans difficulté majeure que là réside la condition d’un certaine insouciance. Mais à l’évidence la sclérose de la première et la vitalité de la seconde sont dans cet équilibre fragile comme deux sœurs ennemies en lutte perpétuelle en chacun de nous, au gré ou à l’insu de circonstances plus ou moins maîtrisables. En tous les cas, nulle part on ne trouvera de stricte équivalence entre incapacité de se passer du travail et nécessité de subsister, du moins nulle part ailleurs que dans un esprit néo-darwinien concevant le travail comme un mode d’adaptation au monde et les travailleurs comme une espèce dont on s’est fait un destin collectif de retarder l’extinction.

Mais nos observations quotidiennes auront beau débouter sans appel possible la conviction intime d’une « nature humaine travailleuse », parfois même par le ridicule le plus abominable ou l’atrocité la plus crasse, en démontrant par exemple le caractère proprement homicide que revêt le salariat dans nos couches sociales les plus diverses, ou en jaugeant très précisément l’aliénation animale inoculée par nos impayables industries dans les pays en voie d’extinction ou au contraire en phase d’extension exponentielle, ces illustrations innombrables n’empêcheront nullement ce qu’on pourrait appeler l’argument paléontologiste d’agir sur nous comme sur des rats de laboratoire. Le paléontologue, on le sait, date de plus en plus précisément la naissance de l’homme moderne par l’apparition sur terre de l’outil manufacturé, et dans notre inconscient collectif, singulièrement sollicité ces temps-ci, le travailleur actuel vient en droite ligne de ce premier homme qui se serait un jour toqué d’en baver pour améliorer son quotidien. Notre imaginaire grégaire n’habille peut-être pas le premier homme d’un bleu de chauffe, mais pour le moins d’une délicatesse morale suffisante pour nettoyer les carcasses abandonnées alentour par quelque carnassier préhistorique et en accommoder les restes de cuissons aromatiques, en fin gourmet, en charognard délicat et consciencieux. On ne place jamais très loin des braises de son foyer une toque en peau de Néandertalien, on le voit chauffer à blanc le fournil de l’évolution animale et offrir son premier barreau à la roue du Progrès.

On remarquera au passage que les Néandertaliens ont eux aussi considérablement développé leur outillage et se sont également organisés par foyers, nourrissant ce qu’on pourrait appeler un commencement de vie industrieuse et sociale, (mais également esthétique et cultuelle), et qu’ils n’en ont pas moins disparu, alors qu’ils évoluaient, parallèlement aux homo sapiens, vers une forme d’animalité supérieure. On devrait en toute logique repérer chez le Néandertalien la fibre travailleuse dont on fait le propre de l’homo sapiens, et en conclure au moins qu’elle ne lui a pas suffi pour se perpétuer jusque nous. Mais laissons encore cela, une somme infinie d’arguments réalistes resterait inefficiente sur une illusion qu’on nourrit soi-même, ils agissent tout au plus comme des contradictions naturelles, des incohérences humaines qu’on oublie très vite avec soi-même. Il faut encore adopter le point de vue dominant, celui du travail, et utiliser cette même raison pratique, industrieuse, qu’on reconnaît au premier homme, faculté unique qui lui sert à la fois à persister, à faire, à lutter et à se projeter dans les choses. Et on devra logiquement supposer que l’homo sapiens, fabriquant ses premiers outils, se montrant prévoyant et attaché à durer, avait encore peu loisir de penser à la mort sans risquer sa vie et celle des siens, conjecturer qu’il s’occupait trop à les préserver pour souffrir de sa finitude, et convenir enfin, précisément, que l’oubli de soi lui était vital, dans la sauvagerie d’un environnement animal dont aucun calcul prévisionnel n’entrave la survie. Autrement dit, si l’homo sapiens doit recourir à la raison pratique, industrieuse, fabriquer des outils et les perfectionner, se projeter dans le temps, et ainsi pallier son animalité insuffisante pour assurer sa conservation par ses seules armes naturelles, il doit en même temps s’oublier, mettre entre parenthèses son humanité naissante, qui riverait chacun de ses gestes à la conscience de la mort et le condamnerait rapidement, s’il n’avait recours à son animalité, à son inconscience. Ce qui place non seulement la subsistance humaine sur le terrain d’une persistance physique et de son accroissement, mais également sur celui d’une spiritualité mortelle, d’une conscience de la mort et du danger vital qu’elle constitue pour sa propre vie en prise avec tous les dangers inhérents à l’ordre animal, à son désordre ordonné par l’instinct. En interrogeant cette fameuse fibre travailleuse, nous ne pouvons que nous frapper d’avoir si peu évolué, car cette incapacité à vivre sans s’oublier se retrouve avec force, pour revenir à notre feignantise, dans l’incapacité actuelle à persister dans le travail sans oublier ses aspirations (incapacité à dépasser son animalité insuffisante) et à vivre sans soulager sa conscience de l’horizon immuable et incertain de sa mort (incapacité à assumer sa part spirituelle, son côté à la fois divin et mortel) ; incapacité double dont le travail salarié se présente comme la dernière invention en date, avec une morale capable de transformer ce handicap en vertu.

Sans nous apprendre grand-chose sur la fainéantise ou la sagesse de notre charognard d’ancêtre, nos extrapolations préhistoriques, menées suivant le point de vue néo-darwiniste actuel, nous révèlent avec précision ce que nous y mettons de nous-mêmes. Cette conviction intime d’homme moral s’amendant par le travail de son animalité ratée, de sa divinité par intérim, affuble les séquences les plus fixes de l’humanité préhistorique d’une musique d’action grotesque, pompeuse et caractéristique de notre partition actuelle travail/fainéantise. On éprouve même quelque émotion à découvrir dans cette projection planétaire le germe de la distinction illusoire, si humaine et si méritoire pour un humain encore si peu humain, entre inertie et mouvement, qui ne sont pourtant, au pire, que les deux conditions d’un même oubli de soi, et au mieux les deux expressions d’une même pratique, où l’homme fait et se fait dans le même acte ou le même repos. [2] Et on reconnaît irrésistiblement le timbre de sa propre conscience dans cette voix off, collective, qui commente ainsi le Progrès à l’état sauvage, l’enclenchement insensible de cette lente et laborieuse réduction de la subsistance humaine en une simple persistance bestiale, par une étrange inversion ou perversion métaphysique, qui voudrait que la raison pratique, industrieuse, sensée distinguer l’homme de l’ordre animal, n’ait plus pour fonction essentielle que de l’y distinguer, de faire de l’homme une sorte de roi des animaux, selon les uns, ou de roi des cons, selon d’autres. De ce point de vue, d’ailleurs, partisans et adversaires actuels du libéralisme partagent bien souvent le même anthropomorphisme moral, les premiers concevant comme dignité humaine ce que les seconds considèrent comme indigne de l’homme. Et c’est dans les deux cas faire preuve d’une inconscience exemplaire que de réduire sa subsistance à la persistance d’un zoo, que ce soit pour s’en féliciter ou pour en dénoncer le manque de travail, et river son devenir à celui d’un écosystème social dont la principale ambition est de singer une Nature humanisée, ravagée par la suractivité imbécile, méthodique et homicide, de l’oubli de soi généralisé.

C’est même afficher un courage stupéfiant que d’affronter, à l’heure de sa mort, sa part spirituelle, ce besoin de communication qui nous dépasse et nous définit entièrement, nous rattache à l’ordre animal en même temps qu’il nous en distingue, et de prendre conscience, dans un dernier souffle, qu’on est sur le point de perdre cette vie qui commence à peine. Un courage qui inspire aussi bien l’admiration que le mépris. Mais sous couvert de morale libérale et égalitaire, de laïcisme généreux, d’universalisme moral des droits de l’homme, notre système sur-socialisé fructifie cette incapacité humaine à vivre en conscience d’une manière si exclusive qu’on ne peut vraiment s’étonner qu’on y choisisse comme modèle la bête de somme plutôt que le fou fainéant qui entend concilier aspirations et quotidien, placer son existence sous le signe de « la volonté qui s’oublie » chère à Schopenhauer, replacer son identité en abîme dans le jeu hasardeux de ses identifications provisoires, invoquer les vertus amorales et paresseuses, s’adonner à la pratique oisive du temps, comme d’un espace interminable et fini, à la jubilation de l’inaction, écouter la parole claire et distincte au travail dans cette joie coriace devant l’illusion morale et métaphysique, contre l’humeur collective, inapte au pâturage idéologique, à l’ennui bienheureux de la mastication respectable. Et dans l’encyclopédie immoraliste de ce fainéant-là, on peut lire à l’article fainéantise, rédigé sans l’ombre de la moindre arrière-pensée feignante : « Dans la fainéantise, il y a la volonté décidée de faire ; le fainéant a pris le parti et choisi le métier cruel de ne pas dépendre d’autrui pour vivre. »

Pour beaucoup d’inactifs, il est devenu proprement vital de faire de l’inaction[3] une école de subsistance, de désapprendre l’inertie, de trouver quelque sagesse dans la paresse effective, sinon naturelle, du moins amorale ou pré-morale, qui se manifeste dans l’inactivité, (mais aussi dans le salariat, pour qui ne s’est pas totalement perdu de vue), et de réapprendre à faire, de développer un éveil suffisant pour fixer sans haine l’horizon de sa propre mort, si brutalement dévoilé, et adhérer à cette fin interminable qu’on se représente comme la vie, d’y adhérer si généreusement qu’on désirerait qu’elle se recommence éternellement ou qu’elle s’achève sur le champ, mais remplie d’échanges et de commerce réels avec le réel. Une version fainéante de l’éternel retour, en quelque sorte, dont de plus en plus d’entre nous devons faire l’apprentissage, ou disparaître. Voilà notre actualité à la française. Certains prétendent déjà que notre salut ne tiendra qu’à cet art de la fainéantise, ainsi comprise, et essentiellement pratiquée par les exclus. Mon expérience personnelle de la marge me porterait plutôt à penser que peu d’exclus pratiquent cet art et que la plupart d’entre nous en éprouvons essentiellement l’inertie et nous laissons abuser, paradoxalement, par les valeurs du travail.[4] Et à supposer que le refus collectif du collectif ne soit pas une contradiction dans les termes, une pure fiction politique, il n’y aurait de toute façon rien à gagner, sous l’impulsion de la fainéantise de quelques uns, à remplacer le travail par l’inertie, à moins de rechercher le chaos définitif et la terreur du néant que le travail, comme mensonge collectif, a bel et bien commencé de réaliser. Mais nos idéologues pragmatiques du travail sont d’une bonne volonté flagrante qu’il serait dommageable d’ignorer, et il est des mots qu’il convient de ne pas laisser à la Morale si on tient à son existence. Le mot de fainéantise est de ceux-là, il s’agit de le mettre dans son vocabulaire et de s’en faire une éthique personnelle praticable et partageable, sans être pour autant partagée suivant le dogme actuel du chacun pour tous.

Je conviens pourtant, on l’aura compris, que l’éthique n’est rien et que son respect est tout, que cette harmonie avec soi-même est d’autant plus périlleuse et passionnante qu’on n’échappe pas toujours au turbin et jamais à cette nature double d’animal raté et de dieu par intérim dont les politiques actuels font leur beurre, en la réduisant à une partition morale ennuyeuse et dévolue à plein temps à l’oubli de soi, plus ou moins confortable et précaire. Il s’agit précisément de revendiquer cette double disposition et quelques soient les risques très réels, pour une santé mentale dressée pour l’oubli de soi, de sombrer dans l’inertie, au moins on n’aura pas renoncé à la prétention de vivre et de concilier les deux faces de son personnage inadaptable, à la fois sociable et anti-social.

On regrettera peut-être pour finir que cette défense desserve son propos au profit de l’adversaire car la fainéantise, conçue de cette manière, n’est pas de tout repos et constituerait plutôt une tâche harassante et inutile, du moins suffisamment pour expliquer qu’on n’ait pas le temps de travailler. Et quand on aura admis que l’adversaire en question n’est autre que nous-même, - soumis comme un seul insecte à une phéromone laborieuse, remède censé nous prémunir contre la cruauté de l’existence et contre nous-même -, on me rétorquera encore que je défends là avant tout un tempérament propice à la création et principalement motivé par le bon temps qu’il peut égoïstement en tirer. Tout ça est fort juste et il n’y a d’autre sens à fonder son « parti de la fainéantise » que le plaisir et l’incommensurable satisfaction de pouvoir s’en réclamer, soi seul !

Stéphane Prat


[1] Dans l’inactivité, on risque fort d’abandonner les quelques restes que le système alloue à ses survivants. Dans le salariat, il y aurait imbécillité à pousser la chansonnette lucide au point de se faire miroiter à soi-même la liberté d’une inutilité sociale où des réflexions individualistes seraient pour ainsi dire invalidées d’avance, comme causes du désastre éprouvé.
[2] Sur les mécanismes de l’illusion, tenant pour une distinction réelle une distinction formelle (une distinction pensée), et opérant au contraire une partition chimérique dans l’ordre du réel et de l’humain, on tirera profit des écrits que Clément Rosset leur a exclusivement consacrés, depuis le réel et son double jusqu’à aujourd’hui. Fidèle à notre principe fainéant, il conviendra de commencer par lire son Abrégé de philosophie (Le régime des passions, VI) Une interprétation du réel, de l’humain, à entendre également au sens musical, dont le présent essai fait lui-même entendre quelques échos fainéants.
[3] Activité et inactivité, en elles-même, satisfassent nullement à la nécessité de faire et de subsister dont le travail salarié se réclame à tort. Suivant cette nécessité, l’inaction est une activité comme une autre, de même que l’action peut s’avérer tout aussi inefficiente que l’inactivité la plus stricte. Sans nourrir de culte particulier pour l’inaction, sitôt qu’elle parvient, même partiellement, fugitivement, à satisfaire cette nécessité vitale, on doit bien la tenir pour la plus noble des activités, puisqu’elle y parvient, non sans peine, peut-être, non sans travail, souvent, mais du moins sans nourrir l’illusion d’une quelconque respectabilité, sans leurrer son auteur ni son monde.
[4] L’injonction morale de réduire sa propre subsistance à une persistance matérielle est d’autant plus forte qu’on ne parvient plus à l’assurer soi-même. Pourtant, cette inertie, dans l’inactivité, comme le mouvement, dans l’activité salariale, n’ont d’autre réalité que le crédit moral qu’on accorde aux valeurs laborieuses, au simulacre collectif du travail.

vendredi 3 décembre 2010

LE PLUS BEL AGE DE LA VIE

Il neige sur presque toute l’Europe où l’on ne parle par ailleurs que de crise, quand ce n’est pas de faillite : Comme si elles appartenaient au même pays, Rome et Londres connaissent des manifestations d’étudiants, et l’on ne sait plus laquelle est capitale. Car Birmingham, Sheffiels, Liverpool, Manchester, Brighton, mais aussi Milan, Palerme, Venise, Bari bruissent des mêmes protestations : ici c’est Berlusconi qui est conspué, là c’est Cameron, bientôt on se saura plus où l’un et l’autre gouverne, puisque les raisons des mécontentements sont ici et là les mêmes : frais d’inscription aux universités en hausse drastiques, insertion de plus en plus décisive du secteur privé dans les cursus universitaires…

En Grèce, en Irlande, les étudiants aussi se joignent aux cortèges de mécontents. …

Chacun haussant le ton contre son propre gouvernement.

Jamais en Europe, la confusion n’a été aussi grande.

Des états qui semblent tous les provinces d’un même gouvernement disséminé, sorte d’hydre à trop de têtes, d’instances, d’étages : Sarkozy, Merkel, Zapatero, Trichet, Barroso …

Des peuples votant à droite, votant à gauche, ne votant plus, et soumis à la même précarité.

Des classes moyennes « inquiètes », et de plus en plus « déclassées », dont on dit qu’elles pourraient finir par se tourner vers les « extrêmes ».

Un peu partout, on voit se lever des « personnalités » porteuses « d’espoir » : Toujours la même antienne.

Il semble que le meilleur garant de l’ordre soit devenu l’entretien méthodiquement et médiatiquement organisé du désordre.

Dans cette espèce de désintégration/décomposition, le vieux continent atteint ainsi un point de non aller et de non retour, comme si trop de générations contradictoires empilaient là des conceptions de l’avenir incompatibles, du « plus jamais ça » des plus vieux au « no future » ou au « chacun pour soi » des plus jeunes.

« J’avais vingt ans, disait Nizan, et je ne laisserai personne dire que c’est … »

Solko

jeudi 2 décembre 2010

REMARQUES EN PASSANT : L

REMARQUES EN PASSANT

ABECEDAIRE

Par Alain Sagault

°-°

LAPSUS

Je veux parler des avis de parution des deux livres que Klépal et moi venons de publier, et je m’entends dire : « mes envies de parution »…

LAPSUS (bis)

L’affaire Bettencourt, c’est un véritable awoerthement, Pardon, avortement. Attention, je n’ai pas dit : Woerth ment. Est-ce que j’ai une tête à dire des méchancetés, pardon des mensonges ?

C’est comme pour Courroye, je n’ai jamais dit que c’était un procureur dévoyé, j’ai écrit que c’était un procureur dévoué. C’est pas tout à fait pareil, quand même…

LÉGALITÉ

Ils n’ont rien fait d’illégal, paraît-il.

C’est bien le drame.

Le plus grave, c’est qu’ils n’aient rien fait d’illégal !

Si réellement tous les abus absolument scandaleux dont se sont rendus coupables Sarkozy et son gouvernement sont légaux, alors c’est plus qu’une affaire d’état, c’est une société tout entière qui marche sur la tête.

Il est effarant, il est monstrueusement scandaleux qu’il soit légal de rendre 30 millions d’euros à une milliardaire qui par toutes sortes de moyens légaux finit par ne donner aux impôts que des miettes de son immense fortune.

Il est effarant et monstrueusement scandaleux que la femme d’un ministre du budget puisse être embauchée pour 180.000 euros par an plus les bonus, soit pour ne rien faire, soit pour aider à frauder le fisc dont est responsable son mari.

La liste de ces abus scandaleusement légaux serait trop longue. Suffit de dire que dans une société normale aucun de ces scandales ne pourrait jamais être considéré comme légal, pour la bonne raison que chacun d’entre eux représente un viol délibéré tant du contrat social que des principes qui fondent la république française.

Dans cette république irréprochable, où est la Liberté ? Où, l’Égalité ? Où, la Fraternité ?

Si ce qu’ont fait les Woerth est légal, alors il faut de toute urgence changer la loi !

LENTEUR

Longtemps j’ai travaillé très vite, ce qui m’autorisait des plages de paresse étalées à perte de vue, des farniente élastiques. Je suis bien plus lent désormais, mes temps de loisir, devenus des temps morts à mes yeux, ont rétréci comme peau de chagrin, si bien que je n’ai plus du tout le temps de ne rien faire.

Ça me manque…

LIBÉRALISME

Le libéralisme a quelque chose d’aberrant dans son fondement même, puisqu’en dernière analyse son projet consiste à mettre l’ordre social au service de l’anarchie. De cette irrationalité schizophrénique originelle découlent les contradictions incessantes qui le rendent si naturellement catastrophique et si complètement incurable.

LIBÉRAL-NAZISME

Le nazisme n’est jamais que le comble du capitalisme et son aboutissement – la folie qui le prend quand sa soif de pouvoir et de profit, ou les nécessités de sa survie, l’amènent à abandonner les quelques restes de valeurs morales qui le rendaient sinon supportable du moins provisoirement viable.

Car avec son idéologie de la croissance perpétuelle et de la prédation infinie, le capitalisme plus ou moins soft n’est pas tenable sur le long terme.

Sa seule chance de survie est de devenir suffisamment hard pour espérer prolonger par la dictature des « élites » l’agonie programmée de son inévitable autodestruction.

Condamné par sa boulimie à finir par s’auto-dévorer, son élan même et jusqu’à son instinct de conservation le portent irrésistiblement à une forme ou une autre de ce nazisme dont il partage tous les principes.

Cette volonté de puissance délivrée de tout scrupule, qui est l’idéal même du nazisme, et qui fonde également la démarche du capitalisme, est par essence incompatible non seulement avec une authentique démocratie, mais encore avec le fonctionnement cohérent – pour ne même pas parler d’équité – d’une société humaine.

Ferreri l’avait illustré dans la terrible métaphore de « La grande bouffe » : l’excès est suicidaire.

LIBRE

Je ne me crois pas libre. Je me crois seulement libre d’admettre que je ne le suis pas, et de tenter d’en tirer les conséquences.

LIVRES

Il est des petits livres que j’aime. Je préfère souvent aux pavés les petits cailloux, dont la taille modeste semble augmenter les capacités de résonance, les échos qu’ils suscitent ; on dirait, quand on les laisse tomber dans le puits de notre mémoire, que les rides qu’ils y font naître s’élargissent en cercles concentriques toujours plus grands et qui n’en finissent pas de faire vibrer notre diapason intime.

J’ai beaucoup plus appris de « Notre philosophe », « L’ami retrouvé », ou « L’esprit de perfection » que de tous les pensums de Sartre. Peu de pages, beaucoup d’effet. Il est temps de renvoyer à leurs études les cuistres faiseurs de thèses ; leurs gros sabots sentent par trop la chandelle.

mercredi 1 décembre 2010

LE PARTI DE LA FAINEANTISE # 1

Avertissement

Le fainéant, selon sa définition primitive, désigne celui qui feint, le feignant. Le verbe feindre, jusqu’au 17ème siècle, signifie tergiverser, hésiter, agir mollement. On lui associe une certaine paresse, un tempérament peu preste à agir, indécis quant au bénéfice d’une action et retardant indolemment le passage à l’acte, secrètement convaincu qu’il ne vaudra pas la peine qu’il s’en donnera. Du feignant, (celui qui feint) au fainéant (celui qui ne fait rien), il n’y avait donc qu’une paresse de langage, une flemme phonétique dont garde trace le sens d’indisposition ou de perversion morales que nous attribuons aujourd’hui à la fainéantise : « Dans la fainéantise, il y a la volonté décidée de ne rien faire ; le fainéant a pris le parti et choisi le métier honteux de vivre aux dépends d’autrui. » [1] Les nouveaux griefs et travers dont notre post-modernité laborieuse affuble ce terme pourraient bien raviver sa lente métamorphose.
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La feignantise qui caractérise selon moi le travail salarié, désigne cette tendance, très répandue actuellement, à ne rien faire qui n’huile le rouage économique et social dont on a contracté le rôle et à faire semblant de vivre (à feindre, au sens actuel de ce verbe). Cette tendance n’est que le principe d’inertie paraphé par contrat de travail et enjoignant le contractant à persister dans le mouvement social du salariat (ou dans son immobilisme). Il s’agit d’une simple inertie cinétique, contractuelle, à laquelle on ne saurait attacher de valeur morale particulière. Mais l’inactif lui-même, le non-salarié, en arrive couramment à reprocher à son inactivité l’inertie, la sclérose et l’incontinence spirituelle qui sont au principe du salariat, à tenir même pour fort respectable l’inertie du travail salarié et au contraire à frapper d’indignité toute inactivité humaine. Pourtant, faire, au travail, si passionnant soit-il et quelque soit la résistance qu’on lui opposera, reviendra plus ou moins rapidement à faire semblant de faire, tandis que le fainéant, au sens strict de celui qui ne fait rien (ici le non-salarié), quelque volupté qu’il puisse trouver dans l’oisiveté, se trouve au contraire dans l’impossibilité de feindre et, de fait, dans la nécessité de faire.
La fainéantise dont je fais mon parti, si elle conduit parfois à ne rien faire (à ne signer le moindre contrat de travail ou d’insertion, autant que faire se peut…), signifie avant tout le refus de faire semblant de vivre et rejoint sa définition première, attachée aux vertus de l’inaction, tout en invoquant la nécessité de faire, de se faire, pour survivre, dans les deux sens de ce terme, qui se définissent l’un l’autre : celui de la subsistance, de la conservation de la vie et de sa santé, et dans le second sens d’une existence surmontant l’esclavage de l’illusion, du leurre, du remplissage fictif du temps. Elle implique enfin une célébration de soi, de sa parole et de son impitoyable et inconfortable existence ; une célébration suffisamment déliée pour que l’humeur collective ne puisse en corrompre l’auteur, pas davantage que le mirage d’une oasis ne peut faire fléchir et se replier sur soi un cactus, le doterait-on d’un tempérament de saule pleureur.
« La démocratie répartit les hommes en travailleurs et en oisifs. Pour ceux qui n’ont pas le temps de travailler, elle n’est pas aménagée. » Karl Kraus.

«Assez d’actes, des mots ! » Yves Le Manach.

Malgré le soin tout particulier dont les Français entourent aujourd’hui leurs inactifs, et au terme de réformes égalitaires enclenchées avant-guerre[2], - intégrant l’idée qu’on pût avoir autre chose à faire que travailler - jamais système n’a semblé si peu fait pour ceux qui n’ont pas le temps de travailler. Qu’on soit entré dans le rang du salariat ou qu’on n’y parvienne pas, qu’on accède à une pseudo-clandestinité en composant avec les prostitutions sociales, les combines culturelles, les économies parallèles, les escroqueries bon marché, les marchés de la déveine, la mendicité étatique ou urbaine, qu’on enchaîne dans la trame des métiers sociaux une étoffe lâche ou résistante et qu’on en tire une couverture miteuse ou au contraire crapuleuse, nul n’espère plus déjouer ce système excluant la moindre ébauche de célébration de soi et de la vie sans du même coup se condamner à une forme d’exil intérieur. Et si un individualiste, – je désigne là quiconque célèbre la cruauté de son existence, entend en rester maître et s’employer en vue d’une certaine harmonie avec soi-même et avec le monde –, avait à décrire dans les termes de Karl Kraus le sort que lui réserve aujourd’hui ce système, il serait plutôt enclin à énoncer quelque chose du genre : « Aurait-on du temps pour travailler, qu’on le perdrait en travaillant », ou encore : « travailler, c’est faire avec le travail, même si on ne pourra jamais s’y faire. » Lapalissade et slogan d’apparence fainéante, puisqu’ils encourageraient plutôt à ne rien faire, s’ils ne contenaient le paradoxe du travail salarié, son inertie intrinsèque, la sclérose spirituelle qu’il invoque, l’oubli de soi aujourd’hui si fortement indiqué, voire prescrit, et les efforts colossaux déployés pour feindre des aspirations contraires, en un mot : sa feignantise.

Il y a dans l’optimisme social et économique actuel l’aveu franc et exalté, voire désespéré, de l’inertie du salariat[3]. L’incontinence spirituelle sans laquelle le quotidien laborieux deviendrait proprement irrespirable s’était d’abord manifestée à plein, au grand jour et sans faux semblant, dans l’inactivité salariale. Les inactifs, les non-salariés, ont investi en masse la précarité sans travail, et le travail précaire s’est rapidement avéré d’une maigre séduction et d’une faible efficacité pour les en délasser. [4] Les libéraux de gauche, initiateurs des mécanismes d’Aide sociale, en ont conçu une telle culpabilité qu’ils s’en amendaient bientôt en traitant drastiquement comme mauvaise graine ce qui n’était qu’une conséquence morale du salariat, tenant pour une cause de dégénérescence sociale une inertie qui n’en était que l’effet, ou la simple révélation de cet effet. Il était socialement vital, dans la logique libérale de nos curés défroqués, républicains solidaristes, républicains de guerre lasse, que le (la) fainéant(e), celui (celle) qui ne fait soi-disant rien, - en réalité : qui ne monnaie plus son temps et sa sueur contre un salaire - demeure, devienne ou redevienne un(e) feignant(e) comme les autres, qu’il(elle) fasse lui (elle) aussi semblant de vivre et emploie toute sa créativité à cette noble tâche. On était en présence d’une masse hétérogène et imprévisible, sans identité fixe, la négation-même d’une classe sociale, et il importait de la re-motiver sans cesse, de la soutenir et d’accompagner individuellement ses non-recherches comme ses recherches, pour qu’au moins, à défaut de recommencer à produire pour elle-même de quoi vivre, elle cessât de réfléchir, comme une myriade de miroirs conscients, la stérilité du salariat et l’effet annihilant du travail. Aux populistes de droite, ensuite, de parachever l’écosystème social en traitant à la racine cette ingrate indisposition morale, cette fainéantise subite et éminemment contagieuse ; par racine, entendons dès la sortie du salariat, du marché de la bonne volonté aveugle et enthousiaste, dont on entreprendrait bientôt de guérir le mal (l’inertie stérile, déstructurante) en en propageant la cause (l’oubli de soi respectable). De sorte que l’inactivité salariale dans son ensemble, le chômage plus ou moins technique et durable, suivant ce principe généreux, altruiste, tenait bientôt autant du travail sans salaire que du salariat sans travail. On avait retourné sur chacun le miroir de son inutilité et l’image était saisissante : on croyait vivre dans une jungle et on vivait dans un zoo ! La peur de l’autre confinait parfaitement à la peur de soi, il était amplement temps de céder la dignité humaine au plus offrant et on adhérait massivement à l’inertie respectable (quoique bien souvent misérable), le temps des enchères électorales populistes, sur la base bancale d’un égoïsme effarant d’absurdité et d’inhumanité, dont on approche quelques attendus en inversant le mot [5]que Stevenson mettait en exergue de son apologie des oisifs :

Le fainéant (qui a soi-disant pris le parti de vivre aux dépends d’autrui) : Le travail engendre l’ennui.

Le travailleur : Si fait, Monsieur, parce que de plus en plus d’entre nous vivent sans travailler et n’en prétendent pas moins à l’existence, de sorte que la vie libre nous manque en même temps qu’elle nous atteint dans notre dignité d’êtres serviles. Si au contraire nous travaillions tous, nous n’en éprouverions ni regret ni humiliation ; nous nous consolerions les uns les autres…

Ce dialogue déprimant n’est que la traduction, dans le langage tranché de la conscience humaine, du discours populiste actuel, pétri de valeurs laborieuses. [6] Cette partition morale fainéant/travailleur ne trouverait en nous le moindre écho sans cette conviction intime, largement partagée, qu’il serait dans notre pouvoir de nous trancher en deux, et qu’il irait même de la dignité humaine de choisir son bon morceau et de jeter le mauvais. Les uns, qui sont légion, font de l’oubli de soi le respect de soi-même, et les autres, plus rares, considèrent que cette incontinence spirituelle est précisément indigne de l’homme. Mais quelque soit sa sensibilité, feignante ou fainéante, grégaire ou anti-sociale, on n’en continue pas moins, le plus souvent, de mener intérieurement ce dialogue imbécile et stérilisant, dont on s’échange irrésistiblement les rôles et les arguments, au gré de ses souffrances et de ses frustrations, même après avoir adopté une attitude apparemment tranchée face à son incapacité individuelle à se passer de la feignantise du travail salarié. [7]

On ne peut donc raisonnablement imputer cette incapacité à notre seul système. Nos entrepreneurs pragmatiques, nos idéologues de terrain, font d’ailleurs de cette incapacité individuelle à se passer du travail salarié un argument incontournable, en même temps qu’une vertu dont nul, au fond, ne serait dépourvu. Et si nous nous sentons dans un premier temps sommés d’acquiescer, quand on inscrit le besoin de travail dans notre nature, c’est bien que nous l’y avons déjà inscrit nous-même.

(à suivre…)

Stéphane Prat

Suite et fin le 7 décembre 2010


[1] Définition datant de 1858, d’un certain Pierre Benjamin Lafaye, dans son « Dictionnaire des synonymes de la Langue Française » (p 829). Il entendait également distinguer ainsi la fainéantise de la paresse, cette dernière tenant plutôt d’un penchant humain naturel, avant intervention de la volonté.
[2] Les congés payés, la réduction du temps de travail, les avancées de notre protection sociale dans son ensemble jusque l’aide sociale actuelle, l’égalitarisme en leur principe, creuset d’une culture de la compensation et du loisir, de notre culte actuel du désir collectif, ont indéniablement renforcé le carcan moral du travail qu’ils prétendaient desserrer.
[3] Je désigne ici l’inertie du salariat lui-même, la simple persistance contractuelle dans le mouvement social du travail. Travailler, selon le point de vue économique et social, signifie : persister dans le mouvement du salariat. Je vois dans l’optimisme collectif actuel censé guérir l’immobilisme économique et social, l’aveu impuissant de cette inertie et, inopinément, son renforcement.
[4] On a assimilé ce phénomène d’Assistanat à la perte d’identité et à l’ennui dont souffraient déjà beaucoup d’entre nous. (Nous sommes fin 80, début 90) J’y verrais pour ma part, dans un premier temps au moins, un signe de bonne santé mentale et le strict respect de la nature humaine qui commanderait plutôt à ne rien entreprendre qui ne satisfasse à la nécessité de subsister. En tous les cas, il n’y a aucune raison valable de considérer que l’inertie, dans l’inactivité, paraphée par contrat d’insertion, soit d’une autre nature que l’inertie salariale. Et à l’évidence au contraire, ce qui dans cet « assistanat » est rapidement apparu comme insupportable, socialement, collectivement, c’est précisément cette inertie que le salariat, jusqu’ici, rendait sinon supportable, du moins respectable. Il convenait qu’elle le reste.
[5] « Boswell : L’oisiveté engendre l’ennui.
« Johnson : Si fait, Monsieur, parce que les autres sont occupés, de sorte que nous manquons de compagnie. Si au contraire nous étions tous oisifs, nous n’éprouverions nulle lassitude ; nous nous divertirions les uns les autres. »
[6] On peut d’ailleurs douter que ce discours vise réellement à remettre le (la) fainéant(e) sur le chemin pentu du labeur. A travers lui (elle), il s’adresserait plutôt à ceux des actifs, des salariés, dont on a quelque bonnes raisons de penser, en considérant combien ils vivent rivés à l’inertie du travail, qu’ils ne s’accommoderaient pas moins fort de l’inertie de l’inactivité ; aussi bien qu’aux inactifs acquis aux valeurs laborieuses, dont on peut craindre qu’ils peinent à continuer, soumis aux impératifs quotidiens de subsistance, de faire semblant de vivre.
[7] La volonté que l’on met dans cette servitude volontaire ou la résistance qu’on lui oppose sont aujourd’hui d’un poids si dérisoire sur la destinée individuelle, qu’on trouve évidemment aussi bien le feignant, (essentiellement mû par une sensibilité grégaire), chez les inactifs, que le fainéant, l’anti-social, chez les actifs. Le « fainéant salarié » se contraint alors à une résistance d’autant plus forte qu’il doit lui aussi feindre l’enthousiasme ou l’indignation, jouer au travailleur, et donc prendre acte d’une certaine feignantise personnelle. Et si le « feignant inactif » devient l’obligé docile d’un optimisme capable d’effacer de sa conscience une inactivité qu’aucune routine extérieure ne peut infirmer, c’est précisément qu’il ne peut plus totalement ignorer ses aspirations personnelles et son besoin de faire, et doit bien se reconnaître, bon gré mal gré, une certaine fainéantise, même s’il (elle) en dénonce l’égoïsme.