mercredi 1 décembre 2010

LE PARTI DE LA FAINEANTISE # 1

Avertissement

Le fainéant, selon sa définition primitive, désigne celui qui feint, le feignant. Le verbe feindre, jusqu’au 17ème siècle, signifie tergiverser, hésiter, agir mollement. On lui associe une certaine paresse, un tempérament peu preste à agir, indécis quant au bénéfice d’une action et retardant indolemment le passage à l’acte, secrètement convaincu qu’il ne vaudra pas la peine qu’il s’en donnera. Du feignant, (celui qui feint) au fainéant (celui qui ne fait rien), il n’y avait donc qu’une paresse de langage, une flemme phonétique dont garde trace le sens d’indisposition ou de perversion morales que nous attribuons aujourd’hui à la fainéantise : « Dans la fainéantise, il y a la volonté décidée de ne rien faire ; le fainéant a pris le parti et choisi le métier honteux de vivre aux dépends d’autrui. » [1] Les nouveaux griefs et travers dont notre post-modernité laborieuse affuble ce terme pourraient bien raviver sa lente métamorphose.
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La feignantise qui caractérise selon moi le travail salarié, désigne cette tendance, très répandue actuellement, à ne rien faire qui n’huile le rouage économique et social dont on a contracté le rôle et à faire semblant de vivre (à feindre, au sens actuel de ce verbe). Cette tendance n’est que le principe d’inertie paraphé par contrat de travail et enjoignant le contractant à persister dans le mouvement social du salariat (ou dans son immobilisme). Il s’agit d’une simple inertie cinétique, contractuelle, à laquelle on ne saurait attacher de valeur morale particulière. Mais l’inactif lui-même, le non-salarié, en arrive couramment à reprocher à son inactivité l’inertie, la sclérose et l’incontinence spirituelle qui sont au principe du salariat, à tenir même pour fort respectable l’inertie du travail salarié et au contraire à frapper d’indignité toute inactivité humaine. Pourtant, faire, au travail, si passionnant soit-il et quelque soit la résistance qu’on lui opposera, reviendra plus ou moins rapidement à faire semblant de faire, tandis que le fainéant, au sens strict de celui qui ne fait rien (ici le non-salarié), quelque volupté qu’il puisse trouver dans l’oisiveté, se trouve au contraire dans l’impossibilité de feindre et, de fait, dans la nécessité de faire.
La fainéantise dont je fais mon parti, si elle conduit parfois à ne rien faire (à ne signer le moindre contrat de travail ou d’insertion, autant que faire se peut…), signifie avant tout le refus de faire semblant de vivre et rejoint sa définition première, attachée aux vertus de l’inaction, tout en invoquant la nécessité de faire, de se faire, pour survivre, dans les deux sens de ce terme, qui se définissent l’un l’autre : celui de la subsistance, de la conservation de la vie et de sa santé, et dans le second sens d’une existence surmontant l’esclavage de l’illusion, du leurre, du remplissage fictif du temps. Elle implique enfin une célébration de soi, de sa parole et de son impitoyable et inconfortable existence ; une célébration suffisamment déliée pour que l’humeur collective ne puisse en corrompre l’auteur, pas davantage que le mirage d’une oasis ne peut faire fléchir et se replier sur soi un cactus, le doterait-on d’un tempérament de saule pleureur.
« La démocratie répartit les hommes en travailleurs et en oisifs. Pour ceux qui n’ont pas le temps de travailler, elle n’est pas aménagée. » Karl Kraus.

«Assez d’actes, des mots ! » Yves Le Manach.

Malgré le soin tout particulier dont les Français entourent aujourd’hui leurs inactifs, et au terme de réformes égalitaires enclenchées avant-guerre[2], - intégrant l’idée qu’on pût avoir autre chose à faire que travailler - jamais système n’a semblé si peu fait pour ceux qui n’ont pas le temps de travailler. Qu’on soit entré dans le rang du salariat ou qu’on n’y parvienne pas, qu’on accède à une pseudo-clandestinité en composant avec les prostitutions sociales, les combines culturelles, les économies parallèles, les escroqueries bon marché, les marchés de la déveine, la mendicité étatique ou urbaine, qu’on enchaîne dans la trame des métiers sociaux une étoffe lâche ou résistante et qu’on en tire une couverture miteuse ou au contraire crapuleuse, nul n’espère plus déjouer ce système excluant la moindre ébauche de célébration de soi et de la vie sans du même coup se condamner à une forme d’exil intérieur. Et si un individualiste, – je désigne là quiconque célèbre la cruauté de son existence, entend en rester maître et s’employer en vue d’une certaine harmonie avec soi-même et avec le monde –, avait à décrire dans les termes de Karl Kraus le sort que lui réserve aujourd’hui ce système, il serait plutôt enclin à énoncer quelque chose du genre : « Aurait-on du temps pour travailler, qu’on le perdrait en travaillant », ou encore : « travailler, c’est faire avec le travail, même si on ne pourra jamais s’y faire. » Lapalissade et slogan d’apparence fainéante, puisqu’ils encourageraient plutôt à ne rien faire, s’ils ne contenaient le paradoxe du travail salarié, son inertie intrinsèque, la sclérose spirituelle qu’il invoque, l’oubli de soi aujourd’hui si fortement indiqué, voire prescrit, et les efforts colossaux déployés pour feindre des aspirations contraires, en un mot : sa feignantise.

Il y a dans l’optimisme social et économique actuel l’aveu franc et exalté, voire désespéré, de l’inertie du salariat[3]. L’incontinence spirituelle sans laquelle le quotidien laborieux deviendrait proprement irrespirable s’était d’abord manifestée à plein, au grand jour et sans faux semblant, dans l’inactivité salariale. Les inactifs, les non-salariés, ont investi en masse la précarité sans travail, et le travail précaire s’est rapidement avéré d’une maigre séduction et d’une faible efficacité pour les en délasser. [4] Les libéraux de gauche, initiateurs des mécanismes d’Aide sociale, en ont conçu une telle culpabilité qu’ils s’en amendaient bientôt en traitant drastiquement comme mauvaise graine ce qui n’était qu’une conséquence morale du salariat, tenant pour une cause de dégénérescence sociale une inertie qui n’en était que l’effet, ou la simple révélation de cet effet. Il était socialement vital, dans la logique libérale de nos curés défroqués, républicains solidaristes, républicains de guerre lasse, que le (la) fainéant(e), celui (celle) qui ne fait soi-disant rien, - en réalité : qui ne monnaie plus son temps et sa sueur contre un salaire - demeure, devienne ou redevienne un(e) feignant(e) comme les autres, qu’il(elle) fasse lui (elle) aussi semblant de vivre et emploie toute sa créativité à cette noble tâche. On était en présence d’une masse hétérogène et imprévisible, sans identité fixe, la négation-même d’une classe sociale, et il importait de la re-motiver sans cesse, de la soutenir et d’accompagner individuellement ses non-recherches comme ses recherches, pour qu’au moins, à défaut de recommencer à produire pour elle-même de quoi vivre, elle cessât de réfléchir, comme une myriade de miroirs conscients, la stérilité du salariat et l’effet annihilant du travail. Aux populistes de droite, ensuite, de parachever l’écosystème social en traitant à la racine cette ingrate indisposition morale, cette fainéantise subite et éminemment contagieuse ; par racine, entendons dès la sortie du salariat, du marché de la bonne volonté aveugle et enthousiaste, dont on entreprendrait bientôt de guérir le mal (l’inertie stérile, déstructurante) en en propageant la cause (l’oubli de soi respectable). De sorte que l’inactivité salariale dans son ensemble, le chômage plus ou moins technique et durable, suivant ce principe généreux, altruiste, tenait bientôt autant du travail sans salaire que du salariat sans travail. On avait retourné sur chacun le miroir de son inutilité et l’image était saisissante : on croyait vivre dans une jungle et on vivait dans un zoo ! La peur de l’autre confinait parfaitement à la peur de soi, il était amplement temps de céder la dignité humaine au plus offrant et on adhérait massivement à l’inertie respectable (quoique bien souvent misérable), le temps des enchères électorales populistes, sur la base bancale d’un égoïsme effarant d’absurdité et d’inhumanité, dont on approche quelques attendus en inversant le mot [5]que Stevenson mettait en exergue de son apologie des oisifs :

Le fainéant (qui a soi-disant pris le parti de vivre aux dépends d’autrui) : Le travail engendre l’ennui.

Le travailleur : Si fait, Monsieur, parce que de plus en plus d’entre nous vivent sans travailler et n’en prétendent pas moins à l’existence, de sorte que la vie libre nous manque en même temps qu’elle nous atteint dans notre dignité d’êtres serviles. Si au contraire nous travaillions tous, nous n’en éprouverions ni regret ni humiliation ; nous nous consolerions les uns les autres…

Ce dialogue déprimant n’est que la traduction, dans le langage tranché de la conscience humaine, du discours populiste actuel, pétri de valeurs laborieuses. [6] Cette partition morale fainéant/travailleur ne trouverait en nous le moindre écho sans cette conviction intime, largement partagée, qu’il serait dans notre pouvoir de nous trancher en deux, et qu’il irait même de la dignité humaine de choisir son bon morceau et de jeter le mauvais. Les uns, qui sont légion, font de l’oubli de soi le respect de soi-même, et les autres, plus rares, considèrent que cette incontinence spirituelle est précisément indigne de l’homme. Mais quelque soit sa sensibilité, feignante ou fainéante, grégaire ou anti-sociale, on n’en continue pas moins, le plus souvent, de mener intérieurement ce dialogue imbécile et stérilisant, dont on s’échange irrésistiblement les rôles et les arguments, au gré de ses souffrances et de ses frustrations, même après avoir adopté une attitude apparemment tranchée face à son incapacité individuelle à se passer de la feignantise du travail salarié. [7]

On ne peut donc raisonnablement imputer cette incapacité à notre seul système. Nos entrepreneurs pragmatiques, nos idéologues de terrain, font d’ailleurs de cette incapacité individuelle à se passer du travail salarié un argument incontournable, en même temps qu’une vertu dont nul, au fond, ne serait dépourvu. Et si nous nous sentons dans un premier temps sommés d’acquiescer, quand on inscrit le besoin de travail dans notre nature, c’est bien que nous l’y avons déjà inscrit nous-même.

(à suivre…)

Stéphane Prat

Suite et fin le 7 décembre 2010


[1] Définition datant de 1858, d’un certain Pierre Benjamin Lafaye, dans son « Dictionnaire des synonymes de la Langue Française » (p 829). Il entendait également distinguer ainsi la fainéantise de la paresse, cette dernière tenant plutôt d’un penchant humain naturel, avant intervention de la volonté.
[2] Les congés payés, la réduction du temps de travail, les avancées de notre protection sociale dans son ensemble jusque l’aide sociale actuelle, l’égalitarisme en leur principe, creuset d’une culture de la compensation et du loisir, de notre culte actuel du désir collectif, ont indéniablement renforcé le carcan moral du travail qu’ils prétendaient desserrer.
[3] Je désigne ici l’inertie du salariat lui-même, la simple persistance contractuelle dans le mouvement social du travail. Travailler, selon le point de vue économique et social, signifie : persister dans le mouvement du salariat. Je vois dans l’optimisme collectif actuel censé guérir l’immobilisme économique et social, l’aveu impuissant de cette inertie et, inopinément, son renforcement.
[4] On a assimilé ce phénomène d’Assistanat à la perte d’identité et à l’ennui dont souffraient déjà beaucoup d’entre nous. (Nous sommes fin 80, début 90) J’y verrais pour ma part, dans un premier temps au moins, un signe de bonne santé mentale et le strict respect de la nature humaine qui commanderait plutôt à ne rien entreprendre qui ne satisfasse à la nécessité de subsister. En tous les cas, il n’y a aucune raison valable de considérer que l’inertie, dans l’inactivité, paraphée par contrat d’insertion, soit d’une autre nature que l’inertie salariale. Et à l’évidence au contraire, ce qui dans cet « assistanat » est rapidement apparu comme insupportable, socialement, collectivement, c’est précisément cette inertie que le salariat, jusqu’ici, rendait sinon supportable, du moins respectable. Il convenait qu’elle le reste.
[5] « Boswell : L’oisiveté engendre l’ennui.
« Johnson : Si fait, Monsieur, parce que les autres sont occupés, de sorte que nous manquons de compagnie. Si au contraire nous étions tous oisifs, nous n’éprouverions nulle lassitude ; nous nous divertirions les uns les autres. »
[6] On peut d’ailleurs douter que ce discours vise réellement à remettre le (la) fainéant(e) sur le chemin pentu du labeur. A travers lui (elle), il s’adresserait plutôt à ceux des actifs, des salariés, dont on a quelque bonnes raisons de penser, en considérant combien ils vivent rivés à l’inertie du travail, qu’ils ne s’accommoderaient pas moins fort de l’inertie de l’inactivité ; aussi bien qu’aux inactifs acquis aux valeurs laborieuses, dont on peut craindre qu’ils peinent à continuer, soumis aux impératifs quotidiens de subsistance, de faire semblant de vivre.
[7] La volonté que l’on met dans cette servitude volontaire ou la résistance qu’on lui oppose sont aujourd’hui d’un poids si dérisoire sur la destinée individuelle, qu’on trouve évidemment aussi bien le feignant, (essentiellement mû par une sensibilité grégaire), chez les inactifs, que le fainéant, l’anti-social, chez les actifs. Le « fainéant salarié » se contraint alors à une résistance d’autant plus forte qu’il doit lui aussi feindre l’enthousiasme ou l’indignation, jouer au travailleur, et donc prendre acte d’une certaine feignantise personnelle. Et si le « feignant inactif » devient l’obligé docile d’un optimisme capable d’effacer de sa conscience une inactivité qu’aucune routine extérieure ne peut infirmer, c’est précisément qu’il ne peut plus totalement ignorer ses aspirations personnelles et son besoin de faire, et doit bien se reconnaître, bon gré mal gré, une certaine fainéantise, même s’il (elle) en dénonce l’égoïsme.

2 commentaires:

  1. Après moultes recherches, je croise enfin le chemin de cet article fort bien écrit. Même si certains passages sont toutefois extrêmes, l'étude de fond est bonne mais démontre encore une fois que l'homme travailleur est et restera surement bloqué dans ce carcan dans lequel il s'est lui même plongé. Dépendance au travail, dépendance de soi, dépendance du plaisir, un vrai vivier de catégorie dans lesquels l'homme peut essayer en vain de se ficher, mais qui ne fait que survoler ce qu'il veut devenir au fond de lui. Par la fainéantise, il s'autorise l'évasion, le but ultime.

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  2. Merci, Clémence P. (Paresse?) pour votre visite.
    Évasion? Émancipation spirituelle, en tous cas, ou un simple retour à soi.

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