samedi 31 juillet 2010

QUESTIONS A TITRES : STEPHANE PRAT

Neuf questions à titres

Réponses de Stéphane Prat

°°°

1 - Quelle est ta réaction quand, au creux de la vague, on s’évertue à te persuader que la plage n’est plus très loin, hein ?

Je prends le large.

2 - Que le dictateur en appelle toujours au suffrage universel te semble-t-il une raison suffisante pour abandonner la démocratie à l’eau de rose de l’Idéal ?

Absolument.

3 – La haine de « l’ennemi » n’est-elle pas, parfois, plus délectable que l’amour du prochain ?

Les deux détruisent. Je n’éprouve pas d’amour exagéré pour mon prochain, en dehors de ma sphère personnelle, et je n’aime pas beaucoup la haine. Pourtant, une société comme la nôtre, où on ne se fait plus de véritables ennemis, ce qui supposerait que les conflits, les antagonismes comme la générosité jouent à plein, une telle société me semble aussi inquiétante que fade.

4 - Qui gagnera le combat pour l’individu ?

Cesser de combattre contre soi-même c’est déjà marquer un point. Ensuite je ne vois pas qui, à part moi-même, je pourrais enrôler dans mon combat. Et je crois qu’il n’y a rien d’autre à y gagner.

5 - Qu’as-tu appris à l’école du réel ?

Qu’il n’y a pas moyen de lui échapper. Si on n’accède pas à ce savoir à l’adolescence, on n’y accèdera jamais. On peut ensuite très vite en trouver confirmation en lisant quelques penseurs tragiques, quelque lignes de Clément Rosset, par exemple. Mais il vaut quand même le coup d’aller vérifier par soi-même, et il est le plus souvent profitable de se montrer un peu dur à la détente. La compréhension, l’apprentissage sont vertigineux, contradictoires et n’engagent pas que l’intellect.

6 - Rien que de la viande ou une fille perdue ?

Une poire pour la soif.

7 - Penses-tu que si la vie était poétique, on pourrait se passer de poésie ?

S’il s’agit de mettre de la poésie dans la vie, ce n’est quand même pas pour s’en passer !

8 – D’après toi, laisserons-nous quelques traces ou serons-nous comme des ombres sur la terre ?

Tout nous laisse à penser que nous ne serons pas plus avancés à la fin qu’au commencement. Nous sommes, déjà, comme des ombres sur la terre et nous ne voyons plus depuis longtemps les traces que nous y laissons. Alors, même si c’est faire preuve d’un optimisme démesuré que de concevoir une planète sans homme, quelles traces pourrions-nous y laisser si nous n’y sommes plus ?

9 - Quel titre donnerais-tu à ton existence ? (Le voyageur et son ombre, Une saison en enfer, Les mauvais coups et L’amour de la vie sont déjà pris…)

Une marionnette sans langue de bois.

samedi 24 juillet 2010

QUESTIONS A TITRES : JULIEN VEDRENNE

Neuf questions à titres

Réponses de Julien Vedrenne

°°°

1 - Quelle est ta réaction quand, au creux de la vague, on s’évertue à te persuader que la plage n’est plus très loin, hein ?

Eh bien, je sais qu’il y a des courants contraires très forts aux abords des côtes. Et puis, il est certains propos qui ne me font malheureusement plus réagir. En même temps, je verrais très bien sur la plage cette bonne vieille guillotine et ces non moins vieux hommes en noir qui attendent de relever les corps fatigués ruisselants d’eau salée pour mieux leur poser la tête sur le billot. Bref, on est mieux dans l’eau, non ?

2 - Que le dictateur en appelle toujours au suffrage universel te semble-t-il une raison suffisante pour abandonner la démocratie à l’eau de rose de l’Idéal ?

La démocratie n’existe pas ! Je rappelle que dans le meilleur des cas, on élit un homme ou une femme, et qu’après, il ou elle fait ce qu’il veut. Anti-sarkosyste primaire, je suis souvent abasourdi par ses opposants qui sont infichus de reprendre son programme et de dire : montrez-moi où c’est écrit ce que vous êtes en train de faire, là, que je vérifie que les Français vous l’ont bien demandé… Dans une société à plusieurs millions de personnes, où il y a un leader d’opinion pour dix brebis, la démocratie ne peut pas exister. Au mieux, si la démocratie punissait vraiment fortement ses ennemis, ceux qui la détruisent ou qui s’en servent, ça pourrait être drôle. J’imagine la cavité dans laquelle on mettrait pêle-mêle les têtes de De Villepin, Fabius, Sarkozy, Maurois… Ah il y aurait du vieux sang dans les rigoles et du sang neuf à l’Assemblée…

3 – La haine de « l’ennemi » n’est-elle pas, parfois, plus délectable que l’amour du prochain ?

La haine de l’ennemi est bien plus délectable que l’amour du prochain. On fait les choses par haine et non par amour. Je crois que le plus grand leitmotiv dans la convoitise (et par là-même l’amour de son prochain) c’est surtout que l’on obtient au détriment des autres. Je blesse dont je suis.

4 - Qui gagnera le combat pour l’individu ?

Raymond Domenech ? Plus sérieusement, le combat pour l’individu n’a plus lieu d’être. Il est malheureusement déjà gagné. Si l’on observe les gens, ils ne pensent plus qu’à eux. Rentrent vite regarder leur télé, jouer à la Playstation ou s’écoutent parler au téléphone qu’ils ont greffé à la main alors que leur oreilles ont crû de manière symptomatique, excroissance d’un lecteur mp3 bidon qui les empêche d’entendre la vie des autres. Le combat pour la société, est une belle utopie, mais certains matins je me plais à penser qu’il pourrait reprendre.

5 - Qu’as-tu appris à l’école du réel ?

Que l’on n’apprend rien, et qu’il est plus simple de s’enfermer dans le virtuel. Plus réconfortant aussi. J’ai appris que le réel d’aujourd’hui nous rend plus facilement malade qu’hier, et que l’infantilisation est sa marque de fabrique. Le réel diffère selon ce que l’on veut nous faire croire, ingurgiter, dégueuler. Mon réel est proche de certaines autres personnes qui m’entourent mais très loin de ce que j’observe chez beaucoup d’autres. Bon d’accord on est en plein poncif, mais ce n’est pas de ma faute.

6 - Rien que de la viande ou une fille perdue ?

Un peu des deux, je pense. Et c’est dommage. Enfin, dans un monde où la poésie est absente comme je ne l’ai pas démontré avec brio, c’est plus de la viande qu’une fille perdue.

7 - Penses-tu que si la vie était poétique, on pourrait se passer de poésie ?

J’ai un gros problème avec la poésie en tant que forme stylistique. Personnellement, que la vie soit poétique ou pas, j’arrive très bien à me passer de la poésie. Après, si elle n’est pas exclusive mais qu’elle se fond dans le reste, alors, force est de constater que la vie aurait une certaine forme de poésie et que oui on pourrait se passer de poésie encore plus facilement.

8 – D’après toi, laisserons-nous quelques traces ou serons-nous comme des ombres sur la terre ?

Déjà, il me semble que tout le monde fait caca. C’est scatologique, mais c’est aussi une trace. Plus l’on s’oriente vers le virtuel, mais on prend le risque de laisser des traces. Ce n’est peut-être pas plus mal au fond. Je n’aimerais pas que les quelques générations futures qui restent se rappellent notre époque. Je dis ça mais au fond, il y a plein de traces que j’aimerais que nous laissions. Je suis assez surpris de croiser chaque jour des personnes qui me font envie, qui se bougent le cul, qui me montrent que le Grand Dictateur comme tu l’appelles, malgré sa taille, son ego, sa crétinerie et j’en passe, qui avec toute sa clique tend à éliminer tout ça, va perdre la partie.

9 - Quel titre donnerais-tu à ton existence ? ( Le voyageur et son ombre, Une saison en enfer , Les mauvais coups et L’amour de la vie sont déjà pris…)

L’Éveillé du val

jeudi 22 juillet 2010

GEORGES PALANTE, L'IMPARDONNABLE

Cet article avait été rédigé pour un volume sur les écrivains infréquentables dirigé par Juan Asensio. Ce volume n’ayant pas abouti, j’en reprends le texte ici.

Je me souviens qu’il y a encore peu de temps de cela, lorsque je me fendais d’un topo sur le philosophe Georges Palante, je pouvais amorcer mon propos avec une phrase du genre : « qui se souvient de Georges Palante ? ». Fort heureusement, la situation, aujourd’hui, a quelque peu évolué et ses œuvres complètes sont maintenant de nouveau disponibles et se déclinent sous les couvertures de différents éditeurs : Folle Avoine, Le Sandre, Coda, Mille et unes nuits, Payot Rivages. Presque un luxe pour un penseur dont les ouvrages, pendant plus de soixante ans, n’avaient bénéficié d’aucune réédition et qui, sans le coup de pouce de Michel Onfray, à la fin des années quatre-vingts, ne serait peut-être toujours pas ressorti de l’oubli.

Mais si Palante n’est plus à proprement parler un inconnu pour un nombre croissant de lecteurs, il n’en reste pas moins un auteur toujours trop méconnu et, ce qui est plus embêtant, trop souvent appréhendé d’une façon regrettablement caricaturale. D’où l’importance de le représenter une fois de plus. D’autant que cet espace qui lui est offert ici, placé sous le signe des « infréquentables » et des « impardonnables », lui va finalement plutôt bien.

*

Georges Palante est né en 1862, dans le Nord de la France, à Blangy-les-Arras, commune entièrement détruite pendant la première guerre mondiale et rebaptisée en Saint-Laurent-Blangy au moment de sa reconstruction. Ses parents, d’origine Belge (Liège), étaient venus s’y installer quelques années plus tôt, vraisemblablement pour grossir les rangs de la main-d’œuvre des fonderies alors en pleine expansion dans le secteur.

Vers 14 ans, Georges Palante contracte la rougeole. Peu de temps après les médecins décèlent chez lui une maladie dégénérative, l’acromégalie, qui se manifeste par un accroissement anormal de certaines parties du corps (mains, pieds, arcades sourcilières…) ainsi que par des troubles annexes (céphalées, troubles de la vision…). Cette maladie, qui s’aggravera tout au long de son existence, déformera inexorablement son corps au point d’en faire, dans les dernières années de sa vie, une espèce de monstre, une sorte d’« orang-outan » selon certains, avançant avec peine et traînant comme un boulet sa lourde carcasse maladroite.

Licencié puis agrégé de philosophie, il commence à enseigner dans des Lycées en 1883, changeant de ville presque tous les ans, au gré des mutations. Il se fixe finalement à Saint-Brieuc en 1898 où il restera en poste jusqu’à la fin de sa carrière. Entre temps, il s’est marié, a divorcé et a commencé à se tailler une petite place dans le monde des idées en traduisant et préfaçant en 1893 un livre de Théobald Ziegler : La Question Sociale est une question morale, et en publiant régulièrement, à partir de 1895, des recensions dans la prestigieuse Revue Philosophique de la France et de l’Étranger de Théodule Ribot.

Les années suivantes il publie, aux éditions Alcan, toute une série d’ouvrages : Précis de Sociologie (1901), Combat pour l’Individu (1904), La Sensibilité Individualiste (1909), Les Antinomies entre l’Individu et la Société (1912) et Pessimisme et individualisme (1914). Autant d’études au sein desquelles il s’applique à illustrer son credo essentiel qu’il résume lui-même dans la formule suivante : « Je n’ai pas d’idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J’affirme cela de toute société quelle qu’elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. – Mais je ne suis pas plus fanatique de l’individu. Je ne vois pas dans l’individu le porteur d’un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel. »

Il commence alors à jouir d’une certaine reconnaissance parmi ses pairs et c’est fort de cette notoriété croissante qu’en 1911, succédant à Jules de Gaultier, il prend les rênes de la rubrique philosophique du Mercure de France.

Mais cette reconnaissance ne se fait pas sans heurts et Palante, qui a toujours clamé son souci de ne se rattacher à aucune chapelle, de ne s’affilier à aucun parti, aucune coterie, ne tarde pas à se faire de rudes ennemis dans le monde de l’Université. Parmi ceux-ci Émile Durkheim qui, avec son équipe de l’Année sociologique, dans les premières années du 19e siècle, est en train de s’imposer comme étant le principal maître à penser de la sociologie alors embryonnaire. En 1901, Durkheim se montre particulièrement agacé par la publication du Précis de sociologie de Palante qui, non seulement accorde les meilleures places à des penseurs comme Gabriel de Tarde, Georg Simmel ou même Nietzsche, mais en plus n’a jamais de mots assez durs pour condamner le holisme de Durkheim et de ses acolytes qu’il perçoit comme étant des ennemis des individus et des défenseurs masqués de l’idéologie bourgeoise et du pouvoir en place.

Palante paye très cher cet affront fait à Durkheim quelques années plus tard, en 1912 lorsque sa thèse sur les « Antinomies entre l’individu et la société », encore une fois très critique vis-à-vis de l’école durkheimienne, est refusée d’office par ses deux directeurs de thèses, Célestin Bouglé et Gabriel Séailles. Ce refus sévère, qui lui ferme définitivement les portes de la Sorbonne, a sans doute marqué un tournant non négligeable dans sa vie.

En 1922, c’est avec Jules de Gaultier qu’un nouveau conflit éclate. Alors que depuis plus de vingt ans Palante soutient indéfectiblement le père du « Bovarysme », le dernier livre de son ami, La Philosophie officielle et la philosophie, le laisse perplexe. Il le dit dans une de ses chroniques du Mercure de France. Jules de Gaultier, mécontent, répond. Vexé, Palante répond à la réponse. Bientôt, le ton monte et Alfred Vallette, le directeur du Mercure décide de clore le débat. Palante se sent trahi et démissionne. La querelle se poursuit quelques temps par brochures interposées jusqu’au jour où, excédé, Jules de Gaultier adresse ses témoins à son contradicteur pour le provoquer en duel. Palante est prêt à en découdre mais du fait de son infirmité, il se voit obligé de refuser le combat[1] et de signer un procès verbal dans lequel il doit, comble de l’humiliation, présenter ses excuses[2].

Ces désillusions, auxquelles sont venus s’ajouter quelques autres aléas de la vie (un frère aîné décédé quelques jours après sa naissance, un divorce compliqué, une carrière de professeur parfois chahuté, aussi bien par ses élèves que par ses supérieurs, une santé de plus en plus fragile, un corps de plus en plus douloureux et de plus en plus difficile à manœuvrer…) ne comptent sans doute pas pour rien parmi les éléments qui permettent d’éclairer son choix de se suicider, en août 1925.

*

Aujourd’hui encore, hélas, c’est principalement cette image du Palante vieillissant, des années 20, qui continue à marquer les esprits. Le problème, c’est que cette vision d’un Palante quelque peu « monstrueux », malgré nos efforts pour essayer de la nuancer[3], tend d’une certaine manière à occulter tout le reste de son existence et, ce qui est plus embêtant, à renvoyer à un rang secondaire le fond même de sa pensée.

Il faut dire que Palante a connu des admirateurs à la mémoire quelque peu sélective. Au premier rang de ceux-ci, on trouve bien entendu Louis Guilloux qui, dans Le Sang Noir, dresse de celui qui a été son ami dans les années 1917-1922, un portrait particulièrement sombre au travers du personnage de Cripure. Portrait dont il accentue encore la dimension débile et peu ragoûtante, quelques années plus tard, dans une version théâtrale de son roman. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans les détails de la relation Palante/Guilloux qui s’avère être particulièrement complexe. Les défenseurs de Guilloux détestent d’ailleurs qu’on laisse entendre que Le Sang Noir puisse être considéré comme une forme de trahison de leur idole à l’égard de Palante. Mais, trahison ou non, toujours est-il qu’il que, plus de soixante-dix ans après la publication du Sang Noir, pour beaucoup, le penseur « Palante » demeure toujours indissociable du personnage « Cripure ».

Si le grand mérite de Michel Onfray, au début des années quatre-vingt-dix, a été de participer grandement à la redécouverte de Palante, notamment grâce à la réédition de ses principaux ouvrages, force de constater que lui aussi s’est acharné à entretenir une vision très caricaturale du penseur briochin en insistant fortement sur les défauts et les tares du personnage : sale, alcoolique, coléreux, handicapé, mal marié… tout est bon, sous sa plume, pour dresser de Palante un portrait catastrophique qui fait de lui un véritable « champion de l’échec »[4].

Comment peut on expliquer cette complaisance plus ou moins clairement affichée par les Guilloux, Onfray, Grenier, Pelletier, Grosrichard[5], pour la dénonciation des faiblesses de leur idole, par ce besoin qu’ils ont tous eu d’en rajouter toujours sur ses travers, de le ridiculiser, de le caricaturer parfois à l’extrême ? Sans doute en posant l’hypothèse qu’on ne rabaisse que ce qui nous fait peur, qu’on ne piétine que ce qui nous dépasse, que ce qui peut être dangereux pour nous. Car avant d’avoir été un vieillard fatigué et diminué, Palante a été un penseur d’une intransigeance et d’une lucidité peu communes. Indifférent aux honneurs et aux reconnaissances, se moquant totalement de savoir ce que devenaient ses livres (il paraît qu’il n’en n’avait même pas un exemplaire chez lui), toute une partie de sa personnalité constitue forcément une énigme pour des auteurs qui, comme Guilloux ou Onfray, ne sont pas capables de le suivre sur cette voie, trop soucieux qu’ils sont de leur statut d’écrivain et de l’aura qui va avec. Peut-être que leur position ambiguë à son égard trouve-t-elle une part de réponse dans ce fait que Palante ne respectait rien, même pas la posture de l’écrivain ou du savant et que le regard ironique qu’il portait sur le monde social et sur ses ridicules n’épargnait rien ni personne. Et dans le petit monde des plumitifs ce genre d’affront ne se pardonne pas aisément.

Impardonnable, Palante l’était donc, indéniablement, à leurs yeux, tout comme il était foncièrement infréquentable aux yeux de beaucoup d’autres. Car ce défenseur acharné de l’individu, qui a consacré quasiment tous ses écrits à disséquer les mythes sociaux, les mesquineries de ses semblables, les petitesses du genre humain a toujours été réfractaire à toute catégorisation. Électron libre, il ne s’est laissé happer par aucun parti, par aucune famille, pas plus politique que philosophique ou littéraire… Inclassable, donc suspect, il l’est resté toute sa vie, semant le trouble chez ses lecteurs, à tel point qu’aujourd’hui encore peuvent se réclamer de lui aussi bien des anarchistes que des socialistes, des pacifistes que des bellicistes, des libertaires que des libéraux, des nostalgiques de la droite version Barrès, Daudet ou Maurras[6]… Et on trouve d’ailleurs, de la même manière, dans les rangs de toutes ces tendances autant de voix pour le condamner avec la même énergie.

Pourtant, contrairement à ce que certains de ses détracteurs ont affirmé, la diversité des lectures qui ont été faites de l’œuvre de Palante ne s’explique ni par le manque de précision de ses idées, ni par sa versatilité qui lui aurait fait dire, au cours de sa vie, tout et son inverse. En réalité, Palante n’a jamais suivi qu’une seule logique : la sienne, sans se soucier de savoir si ses conclusions venaient heurter la sensibilité des idéologies officielles et de leurs représentants. Et si la nature a horreur du vide, la société, elle, a horreur des solitaires, des isolés, des francs-tireurs dont la parole est libre et, de ce fait, imprévisible et dangereuse. En choisissant de cheminer seul, Palante s’est fait plus d’ennemis que d’amis, et même ses amis, ceux qui se réclament de lui, le font presque toujours en gardant une certaine distance et, comme nous avons pu le constater, avec un certain malaise.

Marginal, Georges Palante l’est donc resté toute sa vie durant, même aux yeux de quelques-uns de ses plus sincères admirateurs, en raison de son pessimisme radical qui ne laisse d’espoir à personne, même pas à ceux qui, tels Jean Grenier ou Louis Guilloux, auraient tant aimé bénéficier de son admiration. Impardonnable, également, en raison de son cynisme qui constitue une perpétuelle récusation de toutes les formes de prétention et de suffisance. Infréquentable, enfin, du fait de son éternelle insoumission et son refus des embrigadements.

Infréquentable, impardonnable… et pour cela admirable et irremplaçable. Car aussi bien dans son œuvre que dans sa vie, Palante nous apporte la preuve que même si le combat contre les mensonges sociaux, les illusions vitales, les absurdités administratives, les bassesses humaines, est un combat périlleux, qui se mène seul, dans l’abnégation, sans honneur et sans gloire, c’est un combat qui mérite d’être mené. Certes, c’est une lutte perdue d’avance, mais c’est cette dimension tragique qui lui donne sa noblesse et qui permet aux individus qui s’y jettent corps et âme d’accéder à la plus haute dignité.

Stéphane Beau

Janvier 2009

[1] Palante pensait que Jules de Gaultier, connaissant parfaitement la nature de son handicap, choisirait le pistolet, mais ce dernier a préféré opter pour l’épée, arme que Palante qui tenait à peine sur ses jambes à cette époque, était incapable de manier.
[2] Cf. pour plus de détail sur la relation entre Georges Palante et Jules de Gaultier mon article intitulé « Georges Palante – Jules de Gaultier : histoire d'une amitié bovaryque » parue dans Le Bovarysme (ouvrage collectif sous la direction de Per Buvik, Le Sandre, 2007).
[3] Notamment dans notre préface au tome I de ses Chroniques Complètes, Coda, 2006).
[4] Cf. Michel Onfray, Georges Palante, essai sur un nietzschéen de gauche, Folle Avoine 1990. Ouvrage republié en 2002 chez Grasset puis au Livre de Poche en 2005 sous le titre suivant : Physiologie de Georges Palante, pour un nietzschéisme de gauche.
[5] Jean Grenier, dans Grèves en 1957 (Gallimard), Yannick Pelletier, L’individu en détresse (préface), en 1987 (Folle Avoine), Yves Grosrichard dans Zèbre, (Gallimard en 1953).
[6] J’ai même trouvé, sur un site ouvertement affilié au Front National, une critique très positive d’une récente réédition d’un de ses livres !

mardi 20 juillet 2010

CONGES D'ETE

Durant le reste de l'été Non de non va fonctionner au ralenti. Mais nous reviendrons, gonflés à bloc, début septembre...

samedi 17 juillet 2010

QUESTIONS A TITRES : FABRICE MARZUOLO

Neuf questions à titres

Réponses de Fabrice Marzuolo

° ° °

1 - Quelle est ta réaction quand, au creux de la vague, on s’évertue à te persuader que la plage n’est plus très loin, hein ?

Je bois la tasse car pendant qu'on boit la tasse le creux de la vague passe

2 - Que le dictateur en appelle toujours au suffrage universel te semble-t-il une raison suffisante pour abandonner la démocratie à l’eau de rose de l’Idéal ?

L'eau de rose de la démocratie doit plus à l'imbécillité des électeurs qu'au suffrage universel du dictateur. Je pense qu'une démocratie n'a d'intérêt qu'avec des peuples dans la rue car ces derniers temps j'ai le sentiment qu'on offre les démocraties sur un plateau télé aux peuples assis, c'est-à-dire quand il n'y a plus aucun risque de changer les choses par les urnes.

3 – La haine de « l’ennemi » n’est-elle pas, parfois, plus délectable que l’amour du prochain ?

Plus délectable, je ne crois pas, mais il y a tellement moins de connotation religieuse dans la haine que dans l'amour du prochain…

4 - Qui gagnera le combat pour l’individu ?

D'une certaine manière le combat doit sortir vainqueur pour qu'il n'y ait pas que des vaincus! C'est un combat quotidien, dès lors qu'il l'abandonne, l'individu perd sa raison d'être et donc perd ce combat.

5 - Qu’as-tu appris à l’école du réel ?

Rien! Puisque le réel est déjà une réalité inculquée! D'ailleurs les écoles ne sont pas faites pour apprendre quelque chose mais pour faire prendre des vessies pour des lanternes. Je crois qu'on apprend qu'à travers les blessures de la vie, encore faut-il en avoir le courage, car avant tout, apprendre est une question de courage.

6 - Rien que de la viande ou une fille perdue ?

Il est vrai que la rencontre d'une fille perdue m'a toujours laissé la sensation d'un Ange de boucherie, ce goût ambigu sur les lèvres.

7 - Penses-tu que si la vie était poétique, on pourrait se passer de poésie ?

Je crois qu'on peut toujours se passer de poésie. Baudelaire était un dandy.

8 – D’après toi, laisserons-nous quelques traces ou serons-nous comme des ombres sur la terre ?

On laissera des traces qui mettront le temps que les ordures mettent à disparaître. Ensuite on sera peut-être des ombres, s'il existe des ombres sans lumière.

9 - Quel titre donnerais-tu à ton existence ? ( Le voyageur et son ombre, Une saison en enfer , Les mauvais coups et L’amour de la vie sont déjà pris…)

Le dernier, j'aime beaucoup…

samedi 10 juillet 2010

QUESTIONS A TITRES : GUILLAUME SIAUDEAU

Neuf questions à titres

Réponses de Guillaume Siaudeau

° ° °

1 - Quelle est ta réaction quand, au creux de la vague, on s’évertue à te persuader que la plage n’est plus très loin, hein ?

Je garde le pied marin et la tête hors de l'eau, puis je replonge.

2 - Que le dictateur en appelle toujours au suffrage universel te semble-t-il une raison suffisante pour abandonner la démocratie à l’eau de rose de l’Idéal ?

Un sujet sur lequel je n'aurais pas aimé tomber quand j'étais à l'école...

3 – La haine de « l’ennemi » n’est-elle pas, parfois, plus délectable que l’amour du prochain ?

Jim Morrison avait trouvé un compromis pas mal, je crois que c'était « l'homme que vous aimez haïr ».

4 - Qui gagnera le combat pour l’individu ?

L'individu.

5 - Qu’as-tu appris à l’école du réel ?

A relativiser la vie...

6 - Rien que de la viande ou une fille perdue ?

Une fille perdue, sans hésitation. C'est le meilleur des bouts de viande.

7 - Penses-tu que si la vie était poétique, on pourrait se passer de poésie ?

La vie est déjà pas mal poétique, c'est pour ça que tout le monde ne se fout pas en l'air. Donc on ne pourrait pas se passer de poésie. Je ne suis pas difficile à convaincre, je vois de la poésie partout, et heureusement pour moi.

8 – D’après toi, laisserons-nous quelques traces ou serons-nous comme des ombres sur la terre ?

Nous laisserons quelques traces, insignifiantes, mais on laissera des p 'tits bouts. Faut du temps pour qu'un corps soit totalement éliminé. Moi je parie sur les ongles, ouais c'est ça, je pense qu'on laissera des bouts d'ongles...

9 - Quel titre donnerais-tu à ton existence ? ( Le voyageur et son ombre, Une saison en enfer , Les mauvais coups et L’amour de la vie sont déjà pris…)

Le clown et le croque-mort.

vendredi 9 juillet 2010

LETTRE # 18

Cher Bertrand,

Il fut temps, je crois, où les jeunes gens qui lisaient Balzac avec une ferveur non feinte, (celle avec laquelle ils écoutaient aussi Wagner), trouvaient dans la Comédie Humaine une sorte de dépucelage social, qu’ils prenaient très au sérieux ; pour eux, le roman dit d’apprentissage fonctionnait à plein tube. Ce temps, c’était la fin du XIXème et le début du XXème. J’en trouve quelques témoignages chez des Lyonnais que j’affectionne, les Chevallier, Champeaux, Béraud :

« Ce fut un éblouissement. Il admira qu’on put apprendre tant de choses, tout en se laissant emporter au fil du récit romanesque. En quelques mois, les sciences les plus abstruses – la médecine, la procédure, la théologie et l’économie politique – lui révélèrent leur secret. Il avait maintenant une teinture de toutes les connaissances. Rien, de lui, demeurait étranger. Les plus savants débats s’ouvraient à ses lumières », écrit Champeaux[1]. Chevallier[2] rajoute pour sa part : « L’art passe pour un amusement aux yeux de ceux qui ne s’y sont pas affrontés. Mais nous lisions Balzac, qui connaissait bien la question (…) Michel-Ange, Shakespeare, Cervantès, Balzac ont accompli des choses plus étonnantes qu’Alexandre, César ou Napoléon. Les seconds se sont emparés d’une humanité passive, crédule et malléable ; ils l’ont modifiée et bouleversée. Mais les premiers ont créé une humanité fictive qui n’est encore point morte, et longtemps encore servira de compagne et de modèle aux humains. »

Quant à Béraud, il fit mieux, fort en gueule et vêtu comme un dandy dans le Lyon mille neuf cents, je crois qu’on peut sérieusement avancer qu’il se prit pour Balzac, encouragé en cela par une cour de fidèles admirateurs.

Puis les lectures qu’on fit du vaillant Honoré perdirent cette espèce de naïveté très Belle Epoque, très autodidacte. Les universitaires d’après-guerre, c’est triste à dire, avaient pris le pouvoir sur le monde des Lettres : à l’ombre soit d’un grand Wurmser, soit d’un grand Bardèche, les lectures de Balzac étaient devenues informées, idéologiques, partisanes : Valéry et sa marquise sortant à cinq heures étaient aussi passés par là, l’ancienne société dépeinte par Balzac avait été balayée par une guerre mondiale, une crise économique, une seconde guerre mondiale, Proust et Céline avaient parachevé le tout, l’un ayant conté le choléra qui avait frappé ses cimes, l’autre la gangrène qui avait dépecé sa base. Dans les facs ouvertes à tous les vents de l’après soixante-huit, on continuait à parler de Lucien de Rubempré et de Coralie, de César Birotteau et de Louis Lambert, de Madame de Mortsauf et de Vautrin comme de personnages réalistes. Soit. Mais qui, franchement, s’attendait encore à les rencontrer dans une station service ou sur un quai de métro ? Le sérieux Genette nous avait-il pas à tous expliquer en plusieurs tomes qu’il ne fallait plus confondre la personne avec le personnage ? Et la bataille contre l’Etat-civil, avec le temps écoulé et tant de thèses expirées, avait cessé, faute de combattants.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Ce que je vous disais dans une précédente lettre : Balzac fait chier la jeunesse ! Et pour ce qu’elle est intéressante, la jeunesse, Balzac le lui rend bien ! Quand j’habitais à côté du Père Lachaise, j’allais le lire, le cul posé sur sa tombe, face à celle de Gérard. J’ai toujours beaucoup aimé cette allée, pavée et ombragée, et si littéraire. Un après-midi, je l’ai déjà raconté sur Solko, je rencontrais un vieux monsieur qui se présenta à moi comme un amoureux de Nerval car, m’avoua-t-il, la lecture de Gérard lui avait sauvé la vie. Aussi fleurissait-il sans avarice le rectangle de sa tombe. Nous engageâmes la conversation, – une conversation très douce et fort érudite, qui rompait rudement avec l’odieuse sécheresse de ces années mille neuf cent quatre-vingts durant lesquelles le socialisme matois et décomposé de quelques rusés dirigeants français avait commencé à dresser la table dans le pays au libéralisme sauvage et mondialisé qui triompha depuis. Il me proposa, puisque j’aimais l’auteur de Louis Lambert, de me faire découvrir la tombe d’Esther, celles de Lousteau, de Goriot, de Nucingen… la tombe de leurs modèles, aurait corrigé Gérard Genette, mais ce vieux monsieur restait balzacien jusque dans le double discours. Et, plissant les paupières, humides de quelque réminiscence :

« Quelle pitié, l’abandon de ces travées... L'abandon de ce siècle…

– 1822... Deux ans avant Louis Lambert, fis-je alors remarquer devant l’une d’elle.

– C’est exact, me dit mon spirituel guide, retroussant contre sa nuque son col de fourrure de martre élimé. Puis, comme si ma remarque l’avait ramené à la réalité :

– Nous ne trouverons pas Louis parmi ces allées… »

Mais j’avais découvert, dans la statuaire du cimetière parisien d’où Rastignac avait poussé son fameux cri, et grâce à ce vieillard, une entrée nouvelle dans l’œuvre, une entrée de chair, si l’on peut dire. Il m’en avait fait flairer quelques relents.

Nous sommes d’accord une fois de plus : ce Splendeur et Misères des Courtisanes, qui voit une moitié de Paris se battre contre l’autre pour emporter la grâce d’un sourire de Lucien, est certainement l’un des meilleurs. La Cousine Bette, également. Et bien sûr ces Paysans. Mais, quand on trempe un doigt de pied dans la mer, on a souvent envie d’y plonger à nouveau le corps tout entier, n’est-ce pas ?

Voici donc juillet et le temps du farniente. Je veux dire, le temps du farniente social. Echangerons-nous de loin en loin durant l’été une plus clairsemée correspondance ? Je ne sais encore. Je vous retrouverai avec plaisir à la rentrée.

Amitiés

Roland


[1] Champeaux – Le roman d’un vieux groléen.

[2] Gabriel Chevallier – Chemins de Solitude.

jeudi 8 juillet 2010

LETTRE #17

Cher Roland,

C’est donc, si j’en m’en réfère à votre lettre de la semaine passée, à un homme momentanément libéré de ses obligations et devoirs professionnels que j’écris aujourd’hui.

Et j’en suis bien content pour vous. Vous avez maintenant rendez-vous avec le repos du guerrier, le vrai, pas le roman, et…Balzac.

Vous le savez : le dernier livre que j’ai lu de Balzac est un monument, que dis-je ?, une cathédrale de la littérature, les Paysans, mais savez-vous, à ce propos, que ces deux corniauds d’Engels et Marx avouaient qu’ils avaient plus appris sur la société française et sa paysannerie avec ce livre que dans tout ce qu’ils avaient pu apprendre – ou supputer car ils étaient surtout les génies de la supputation – par ailleurs.

C’est donc le livre que je vous conseille pour une lecture ou une relecture cet été. Un ouvrage fabuleux, sur lequel j’aimerais bien échanger avec vous…

J’ai relu aussi Splendeurs et misères des courtisanes… Un autre chef-d’œuvre de la Comédie humaine. De ces chefs-d’œuvre, oui, qui passent certainement à la barbe naissante de vos chérubins guignant le prestigieux diplôme (sourire désabusé).

Et me revient alors en mémoire, en vous lisant, une mésaventure que me raconta avec beaucoup d’humour Denis Montebello, mésaventure qui lui advint alors que, tout comme vous, il était astreint aux oraux du baccalauréat, il y a une dizaine d’années.

Moi, elle m’a fait tordre de rire, cette histoire, et vous verrez que votre candidat en tongues et en short qui a écopé d’un 4/20 était peut-être un ange à côté de celui dont je vais vous parler.

Surgit en effet devant Denis un candidat libre, militaire de son état….Un militaire libre…Rien à redire là-dessus. Un qui voulait peut-être monter en grade. Je n’en sais rien…Ou qui en avait marre de se faire traiter d abruti. Je n’en sais rien non plus.

Bref. Toujours est-il que Denis interrogea le pioupiou-candidat sur L’Ode à Cassandre de Ronsard…Celui-ci, le Pioupiou, pas Ronsard, déclara alors en se grattant la barbe, comme plongé dans une profonde cogitation (on avait dû lui dire que c’est comme ça qu’il fallait faire pour avoir l’air d’un intellectuel qui passe son bac) :

- Voyons, voyons, le poète a vers…vers…Disons quarante ans…

- Oui ….C’est bien possible…

- Elle, la fille, elle a peut-être seize ou dix huit ans…Voilà l’topo !

- Mais encore ?

- Comment ça, mais encore ?

- Que voulez-vous dire exactement ?

- Ben, j’vais pas vous faire un dessin, hein… I veut s’l’a faire, tiens, pardi ! Alors, il lui écrit une belle lettre qui dit tout ça poliment…

- Humm, humm… (raclement gêné de la gorge) Mais pensez-vous que ce soit là une raison suffisante pour que le poème ait traversé quatre siècles de mémoire ?

- Ça, j’en sais rien…Mais ça se voit qu’i veut s’la faire !

Je ne me souviens plus de la note obtenue par tant de franchise désarmante. Ce dont je me souviens en revanche, c’est d’avoir dit à Denis que ce gars-là aurait finalement mérité une très bonne note s’il avait passé une épreuve d’histoire parce qu’il était tombé en plein dans le mil sur les profondes motivations de Ronsard…

Mais il méritait aussi un zéro pointé parce qu’il avait oublié qu’il passait là une épreuve de littérature.

À méditer, mon cher Roland…

Et bien amicalement à vous.

Bertrand

mercredi 7 juillet 2010

LES HEROS DE L'ANARCHIE : JULES BONNOT

BILL TEREBENTHINE PRESENTE :

les héros de l’anarchie

4 - Jules Bonnot

*

Le 27 avril 1912 mourait Jules Bonnot. Il y a de cela 98 ans Selon la légende, Bonnot avait été un temps le chauffeur privé de Sir Arthur Conan Doyle. Plus prosaïquement, il fut l’amant de l’épouse de Thollon, l'humble gardien du cimetière de la Guillotière à Lyon, et un petit malfrat de province avant de devenir le grand Bonnot, chef de la bande de la rue Ordener, révélée au grand public par le casse de la Société Générale à bord d’une mythique Delaunay Belleville verte et noire de 12 CV, modèle 1910, le 21 décembre 1911. La bande à Bonnot : Rien n’est plus ridicule que cette chanson de Joe Dassin, qui traine encore sur You Tube ou Daily Motions, rien de plus niais non plus que ce navet, les Brigades du Tigre, avec Clovis Cornillac et Jacques Gamblin.

Non…

Pour se souvenir de Bonnot, il faut lire ou relire les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, journaliste à l’Anarchie qui fut assimilé par la police à sa bande et, pour l’avoir connu, aimé et protégé, qui fut condamné à cinq ans fermes, qu’il passa à la Santé puis à Melun, dans des conditions proprement épouvantables : isolement cellulaire la nuit, travail forcé le jour.. Voici le récit sommaire de la mort de Bonnot que fait Victor Serge dans ses magnifiques mémoires d’un Révolutionnaire récemment réédités par Laffont dans la collection Bouquins, avant le long récit du procès de la bande.

« Bonnot, surpris chez un petit commerçant, à Ivry, engageait dans une chambre obscure un corps à corps avec le sous-chef de la Sureté, Jouin, l’abattait de plusieurs balles de browning lâchées à bout portant, faisant un instant le mort sur le même plancher, puis enjambait une fenêtre et disparaissait. Rejoint à Choisy-le-Roy, il soutint un siège d’une journée entière en se défendant à coups de pistolet, écrivit dans les intervalles de la fusillade une lettre innocentant ses camarades, se coucha entre deux matelas pour se défendre encore contre l’assaut final, fut tué ou se tua, on ne sait pas au juste. »

Peut-être faut-il aussi jeter un œil dans le journal de Léon Bloy (Le Pèlerin de l’Absolu), qui relate ainsi l’événement en date du 29 avril :

« L’événement qui remplit toutes les feuilles et toutes les cervelles, c’est la capture et la mort de l’anarchiste Bonnot, chef d’une bande qui terrifiait Paris et la province depuis des semaines : vols, cambriolages, assassinats. En remontant jusqu’à Ravachol, je peux dire que je n’ai rien vu de plus ignoble, de plus totalement immonde en fait de panique et d’effervescence bourgeoise.

Le misérable s’était réfugié dans une bicoque, à Choisy-le-Roi. Une multitude armée a fait le siège de cette forteresse défendue par un seul homme qui s’est battu jusqu’à la fin, quoique blessé, et qu’on n’a pu réduire qu’avec une bombe de dynamite posée par un héros (!) qui a opéré en se couvrant d’une charrette à foin et cuirassé de matelas. Les journaux ne parlent que d’héroïsme. Tout le monde a été héroïque, excepté Bonnot. La population entière, au mépris des lois ou règlements de police, avait pris les armes et tiraillait en s’abritant. Quand on a pu arriver jusqu’à lui, Bonnot agonisant se défendait encore et il a fallu l’achever.

Glorieuse victoire de dix mille contre un. Le pays est dans l’allégresse et plusieurs salauds seront décorés.

Heureusement Dieu ne juge pas comme les hommes. Les bourgeois infâmes et tremblant pour leurs tripes qui ont pris part à la chasse, en amateurs, étaient pour la plupart, j’aime à le croire, de ces honorables propriétaires qui vivent et s’engraissent de l’abstinence ou de la famine des pauvres, chacun d’eux ayant à rendre compte, quand il crèvera, du désespoir ou de la mort d’un grand nombre d’indigents. Protégés par toutes les lois, leur infamie est sans aucun risque. Sans Dieu, comme Bonnot, ils ont l’hypocrisie et l’argent qui manquèrent à ce malheureux. J’avoue que toute ma sympathie est acquise au désespéré donnant sa vie pour leur faire peur et je pense que Dieu les jugera plus durement.

Cette brillante affaire avait nécessairement excité la curiosité la plus généreuse. Ayant duré plusieurs heures, des autos sans nombre avaient eu le temps d’arriver de Paris, amenant de nobles spectateurs impatients de voir et de savourer l’extermination d’un pauvre diable. Le comble de l’infamie a été la présence, dans les autos, d’une autre armée de photographes accourus, comme il convient, pour donner aux journaux tous les aspects désirables de la bataille »

Solko

Illustration : Bill Térébenthine

Bloy, Serge & Jules Bonnot (article publié le mardi, 27 avril 2010 sur http://solko.hautetfort.com/archive/2010/04/24/1.html)

samedi 3 juillet 2010

LA GRANDE RELEGATION

J’ai publié, en 2009 aux éditions du Petit Pavé, un roman intitulé Le Coffret, à l’aube de la dictature universelle. Ce roman, décrit un futur assez sombre où le principe de précaution est devenu la norme et où l’usage des livres a été aboli. À un moment du roman (je ne vais pas vous dire lequel pour ne pas déflorer l’intrigue) un des principaux personnages se suicide. Mais même si ce suicide a son importance dans le déroulé du récit, je précise que Le Coffret ne peut en aucun cas être considéré comme étant un roman sur le suicide.

Pourquoi est-ce que je vous raconte cela ? Et bien parce qu’une étonnante mésaventure vient d’arriver à ce roman. Ainsi, il y a quelques temps de cela, j’ai appris qu’il avait été retenu par un club de lecteurs qui, travaillant en collaboration avec des professeurs de français exerçant dans un lycée, espérait pouvoir le faire lire aux élèves et organiser une rencontre-débat entre eux et moi. Bien que n’étant guère friand de ce genre de grand oral, j’avais trouvé l’idée intéressante, d’autant plus que les retours que j’avais eus d’autres jeunes lecteurs m’avaient laissé entendre qu’ils étaient assez réceptifs aux thèses développées dans le livre.

L’affaire était quasi bouclée quand, soudain, revirement de situation : les profs avaient changé d’avis et ne souhaitaient plus présenter Le Coffret. Pourquoi ? Parce qu’ils préféraient être prudents et ne pas étudier avec leurs élèves un livre abordant la thématique du suicide !

N’oublions pas que ces profs donnent à longueur d’année des cours à des gamins dont le quotidien est composé de films ultra violents, d’images et de messages où le sang, le sexe, la brutalité et l’inhumanité règnent sans partage. Des jeunes qui en savent plus long que pas mal d’entre nous sur les mille et unes manières de se défoncer la tête à grand renfort d’alcool ou de drogues diverses. De jeunes qui se plantent en bagnole le samedi soir à la sortie des boites de nuit. Des jeunes à qui l’on répète à longueur de journée qu’ils n’ont aucun avenir, qu’ils auront du mal à trouver un boulot, et qu’ils grandiront sur une planète pourrie jusqu’au trognon… Mais ce n’est pas grave. Et plutôt que d’essayer de les aider, ces jeunes, à digérer tout cela, justement, on préfère jouer la carte de la prudence… il ne faudrait quand même pas leur parler de suicide ! Ca pourrait les choquer ! Et pourquoi pas leur parler aussi de contraception tant qu’on y est ? Ou de violences faites aux femmes ? Ouh là là ! N’y pensez pas : vous pourriez les traumatiser ces pauvres trésors !

Bref, les profs souhaitent rester prudents vis-à-vis du suicide… Voilà une excuse que j’ai du mal à encaisser. Si encore ils avaient avancé des arguments d’ordre stylistique, littéraire, s’ils avaient trouvé l’histoire inintéressante, le bouquin mal construit, j’aurais compris. Mais refuser de parler du Coffret parce qu’il aborde la question du suicide ! C’est un peu fort. Et après ? S’ils veulent rester fidèles à leur logique, ces mêmes profs vont bientôt devoir virer de leur programme Madame Bovary. Et Baudelaire avec ses incitations à consommer de la drogue et du vin ? Hum pas très moral, ça… on vire. Et Rimbaud, Homosexuel et débauché… puis vendeur d’armes ? On vire… Verlaine ? On vire… Le grand ménage peut commencer !

Car oui, tous ces grands classiques (parmi lesquels j’ai l’outrecuidance de venir me glisser) abordent des thèmes dérangeants, avec lesquels il serait sans doute plus sage de se montrer prudent… en évitant de les lire, par exemple… Oui, les livres peuvent parfois être autre chose que des produits de consommation ou des objets de loisir. Oui, la lecture peut amener les lecteurs à explorer des univers qui peuvent les perturber, les secouer, les déranger…

Le plus amusant dans tout cela, c’est qu’en refusant de parler du Coffret pour la raison qu’ils invoquent, les prudents professeurs ne se rendent pas compte qu’ils ne font que donner plus de corps encore à la « grand relégation » qui est un des thèmes majeurs de mon roman. Qu’est-ce que cette grande relégation ? Une volonté politique de faire disparaître définitivement tous les livres qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient venir perturber le train-train quotidien des humains. C’est ainsi que Nathanaël Crill, le héros du livre, découvre qu’en raison du principe de précaution, tous les bouquins jugés néfastes ont été détruits : les ouvrages philosophiques, politiques, critiques, bien sûr, mais aussi tous les romans.

Que Le Coffret soit finalement victime de cette même logique de relégation ne manque en tout cas pas de sel…

Stéphane Beau

vendredi 2 juillet 2010

LETTRE # 16

Cher Bertrand

Votre histoire de garagiste humaniste (ça rime) à Pralognan-la-Vanoise me rappelle certains montagnards que je connus autrefois – enfin, il y a une trentaine d’années...

Je me souviens de leur teint buriné, de la malice qui striait leur regard quand ils jetaient, un doigt sur la visière de leur casquette en parlant de nous – les gens de la ville – : « c’est bientôt la saison des doryphores », pour dire que les vacances arrivaient. C’était prononcé je ne dirai pas avec gentillesse, mais en tout cas sans réelle méchanceté, et avec une grande liberté de ton.

Il y avait alors non loin de Gap, au col du Noyer, un type qui s’était spécialisé dans le ramassage et la revente des bois du torrent. Il n’en revenait pas, comme les doryphores étaient tout ravis de lui racheter ses bouts de bois tordus ! Ses bouts de bois tordus qu’il s’était contenté de nettoyer, vernir, et fixer sur un socle. Mais figurez-vous que, pas plus tard que ce matin, une histoire de doryphore particulièrement cocasse m’est advenue.

Vous me demandez à la fin de votre lettre si je suis ou non en vacances. Je croyais l’être, voyez-vous, mais le Rectorat de Lyon, qui ressemble de plus en plus à un Big-Brother de sous-préfecture désargentée, s’est rappelé mercredi dernier à mon bon souvenir en me convoquant à Villefranche-sur-Saône à 50 bornes de Lyon pour remplacer au pied levé (quelle expression !) un collègue arrêté. Me voilà donc hier traversant dans un train de banlieue ce pays des Monts d’or, jadis si joli et désormais si défiguré par ces hangars en tôle qu’on voit partout (siège social d’entreprises, halles à chaussure, pépiniéristes en gros, grande surface écolo…).

Avec un départ à 7h15 d’une gare de desserte, je croyais avoir repéré un itinéraire assez commode et ce matin jeudi, à 7h10, j’attendais un train sur un quai de Lyon-Vaise.

Il faut vous dire que depuis que j’ai quitté Paris, je ne suis plus très familier avec la banlieue et ses protocoles. D’une humeur peu amène, je me demandais à quel auteur j’allais faire la mauvaise farce de commencer la journée en sa compagnie, en repassant dans mon souvenir ceux qui campent sur les listes des candidats : il y avait là Balzac (le Père Goriot et Eugénie Grandet), Camus (L’étranger), Voltaire (Candide) Molière (Dom Juan), Marivaux (L’Ile aux esclaves) et l’inévitable Baudelaire. Rien, je vous laisse le constater, de furieusement audacieux.

Le train arrive, je grimpe dedans en continuant à tenter d’organiser les délices de cette journée (quatorze candidats – ça devient vite lourd et surtout monotone, pour ne pas dire mortifère). Un bon moyen de s’en rendre compte est de se placer sur un pont d’autoroute et de regarder défiler les bagnoles. Chacun, à l’intérieur de son bolide, se croit très singulier, original, mastodonte. Mais vu du dehors et d’en dessus…

Nous en avons tous fait l’expérience, n’est-ce pas ?

L’examinateur, c’est un peu cela qu’il ressent et qu’il vit en son for intérieur devant le cortège des explications, toutes si concurrentielles dans la fadeur de l’insipide...

Mais bon. Voilà soudain qu’un nom de gare bizarre, sur un panneau, m’interpelle : Ce n’est pas le train de ? Non Monsieur, vous êtes monté dans celui d’avant… Le contrôleur me conseille de laisser filer encore trois quatre petites gares où seuls les omnibus comme le tortillard dans lequel je me suis fourvoyé s’arrêteraient, puis de descendre à la prochaine d’ampleur, et d’attendre un train de retour jusqu’à la bifurcation, afin de récupérer le prochain train pour Villefranche-sur-Saône. Je rigole intérieurement. Pendant ce temps-là les candidats auront bigrement le temps de réviser leur littérature !

Je préviens le lycée avec le portable dont je me sers d’ordinaire comme d’une montre, car j’ai toujours eu horreur de ces machins-là à mon poignet. Je ne pensais pas, un jour, téléphoner avec ma montre : tout arrive, ainsi donc ! Vous serez au lycée à quelle heure ? Allez savoir ! La SNCF, d’une part, le pays Beaujolais, d’autre part…

Je commence à goûter quelques secondes de joie, à ressentir la ferveur du disparu. Vous savez : le type dont on s’aperçoit enfin l’existence parce que d’un coup il manque, et qu’on cherche un peu partout (pas pour la bonne raison, me direz-vous !). Deux heures plus tard (vers dix heures du matin), je me pointe au lycée, comme une fleur, aurait chanté Fréhel. Huit candidats en nage devant la porte. Le défilé débute. Je me dis qu’en interrogeant durant l’heure du repas, c’est jouable. Passent trois quarts d’heure. La porte s’ouvre et un surveillant entre avec une collègue de lettres venue, elle, de Vénissieux. Le lycée s’étant – me dit-on – inquiété, on avait appelé le Rectorat qui avait donc convoqué cette suppléante-bis qui avait été

retardée, elle, par un ralentissement sur l’autoroute. C’est là que je me suis senti doryphore. Un monde de doryphores, voilà notre société (comme disent les élèves – j’ai pris ce déterminant possessif en horreur !).

Bref, nous voilà donc deux interrogateurs pour cinq élèves restant parmi ceux du matin, on trouve une autre salle, et tout le monde semble à nouveau content.

Au final, car je ne vais pas retenir l’attention de la planète entière pour une affaire aussi ridicule (nous ne sommes pas, hein, des footballeurs) j’ai quand même un constat à partager avec vous qui aimez Balzac, je le sais, mon cher Bertrand. Nous sommes une espèce en voie de disparition. Ni les conseils de Mme de Beauséant ou de Vautrin à Eugène, ni le défi final jeté du Père-Lachaize, ni la description de la pension de la maman Vauquer, ni celle de l’avarice de Grandet ou de la mélancolie de sa pauvre fille ne trouvent grâce à leurs yeux : ça les fait chier, dixit un grand abruti en caleçon et en tongs, venu passer le bac un jour de canicule comme s’il se rendait à la plage et à qui j’ai mis 4/20 avec un plaisir non dissimulé. Ou, pour le dire plus pimprenelle, car il y a aussi beaucoup de pimprenelles qui passent le bac de nos jours, « ce n’est plus de notre goût ».

Voilà où nous en sommes. Jusqu’à mercredi prochain, je poursuis ces périples réjouissants entre Lyon et Villefranche et puis je serai vraiment en vacances. Je relirai peut-être un Balzac. Histoire de me dépolluer l’esprit, non de non ! Le petit train en cadeau, pour finir.

Bien amicalement

Roland