jeudi 22 juillet 2010

GEORGES PALANTE, L'IMPARDONNABLE

Cet article avait été rédigé pour un volume sur les écrivains infréquentables dirigé par Juan Asensio. Ce volume n’ayant pas abouti, j’en reprends le texte ici.

Je me souviens qu’il y a encore peu de temps de cela, lorsque je me fendais d’un topo sur le philosophe Georges Palante, je pouvais amorcer mon propos avec une phrase du genre : « qui se souvient de Georges Palante ? ». Fort heureusement, la situation, aujourd’hui, a quelque peu évolué et ses œuvres complètes sont maintenant de nouveau disponibles et se déclinent sous les couvertures de différents éditeurs : Folle Avoine, Le Sandre, Coda, Mille et unes nuits, Payot Rivages. Presque un luxe pour un penseur dont les ouvrages, pendant plus de soixante ans, n’avaient bénéficié d’aucune réédition et qui, sans le coup de pouce de Michel Onfray, à la fin des années quatre-vingts, ne serait peut-être toujours pas ressorti de l’oubli.

Mais si Palante n’est plus à proprement parler un inconnu pour un nombre croissant de lecteurs, il n’en reste pas moins un auteur toujours trop méconnu et, ce qui est plus embêtant, trop souvent appréhendé d’une façon regrettablement caricaturale. D’où l’importance de le représenter une fois de plus. D’autant que cet espace qui lui est offert ici, placé sous le signe des « infréquentables » et des « impardonnables », lui va finalement plutôt bien.

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Georges Palante est né en 1862, dans le Nord de la France, à Blangy-les-Arras, commune entièrement détruite pendant la première guerre mondiale et rebaptisée en Saint-Laurent-Blangy au moment de sa reconstruction. Ses parents, d’origine Belge (Liège), étaient venus s’y installer quelques années plus tôt, vraisemblablement pour grossir les rangs de la main-d’œuvre des fonderies alors en pleine expansion dans le secteur.

Vers 14 ans, Georges Palante contracte la rougeole. Peu de temps après les médecins décèlent chez lui une maladie dégénérative, l’acromégalie, qui se manifeste par un accroissement anormal de certaines parties du corps (mains, pieds, arcades sourcilières…) ainsi que par des troubles annexes (céphalées, troubles de la vision…). Cette maladie, qui s’aggravera tout au long de son existence, déformera inexorablement son corps au point d’en faire, dans les dernières années de sa vie, une espèce de monstre, une sorte d’« orang-outan » selon certains, avançant avec peine et traînant comme un boulet sa lourde carcasse maladroite.

Licencié puis agrégé de philosophie, il commence à enseigner dans des Lycées en 1883, changeant de ville presque tous les ans, au gré des mutations. Il se fixe finalement à Saint-Brieuc en 1898 où il restera en poste jusqu’à la fin de sa carrière. Entre temps, il s’est marié, a divorcé et a commencé à se tailler une petite place dans le monde des idées en traduisant et préfaçant en 1893 un livre de Théobald Ziegler : La Question Sociale est une question morale, et en publiant régulièrement, à partir de 1895, des recensions dans la prestigieuse Revue Philosophique de la France et de l’Étranger de Théodule Ribot.

Les années suivantes il publie, aux éditions Alcan, toute une série d’ouvrages : Précis de Sociologie (1901), Combat pour l’Individu (1904), La Sensibilité Individualiste (1909), Les Antinomies entre l’Individu et la Société (1912) et Pessimisme et individualisme (1914). Autant d’études au sein desquelles il s’applique à illustrer son credo essentiel qu’il résume lui-même dans la formule suivante : « Je n’ai pas d’idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J’affirme cela de toute société quelle qu’elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. – Mais je ne suis pas plus fanatique de l’individu. Je ne vois pas dans l’individu le porteur d’un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel. »

Il commence alors à jouir d’une certaine reconnaissance parmi ses pairs et c’est fort de cette notoriété croissante qu’en 1911, succédant à Jules de Gaultier, il prend les rênes de la rubrique philosophique du Mercure de France.

Mais cette reconnaissance ne se fait pas sans heurts et Palante, qui a toujours clamé son souci de ne se rattacher à aucune chapelle, de ne s’affilier à aucun parti, aucune coterie, ne tarde pas à se faire de rudes ennemis dans le monde de l’Université. Parmi ceux-ci Émile Durkheim qui, avec son équipe de l’Année sociologique, dans les premières années du 19e siècle, est en train de s’imposer comme étant le principal maître à penser de la sociologie alors embryonnaire. En 1901, Durkheim se montre particulièrement agacé par la publication du Précis de sociologie de Palante qui, non seulement accorde les meilleures places à des penseurs comme Gabriel de Tarde, Georg Simmel ou même Nietzsche, mais en plus n’a jamais de mots assez durs pour condamner le holisme de Durkheim et de ses acolytes qu’il perçoit comme étant des ennemis des individus et des défenseurs masqués de l’idéologie bourgeoise et du pouvoir en place.

Palante paye très cher cet affront fait à Durkheim quelques années plus tard, en 1912 lorsque sa thèse sur les « Antinomies entre l’individu et la société », encore une fois très critique vis-à-vis de l’école durkheimienne, est refusée d’office par ses deux directeurs de thèses, Célestin Bouglé et Gabriel Séailles. Ce refus sévère, qui lui ferme définitivement les portes de la Sorbonne, a sans doute marqué un tournant non négligeable dans sa vie.

En 1922, c’est avec Jules de Gaultier qu’un nouveau conflit éclate. Alors que depuis plus de vingt ans Palante soutient indéfectiblement le père du « Bovarysme », le dernier livre de son ami, La Philosophie officielle et la philosophie, le laisse perplexe. Il le dit dans une de ses chroniques du Mercure de France. Jules de Gaultier, mécontent, répond. Vexé, Palante répond à la réponse. Bientôt, le ton monte et Alfred Vallette, le directeur du Mercure décide de clore le débat. Palante se sent trahi et démissionne. La querelle se poursuit quelques temps par brochures interposées jusqu’au jour où, excédé, Jules de Gaultier adresse ses témoins à son contradicteur pour le provoquer en duel. Palante est prêt à en découdre mais du fait de son infirmité, il se voit obligé de refuser le combat[1] et de signer un procès verbal dans lequel il doit, comble de l’humiliation, présenter ses excuses[2].

Ces désillusions, auxquelles sont venus s’ajouter quelques autres aléas de la vie (un frère aîné décédé quelques jours après sa naissance, un divorce compliqué, une carrière de professeur parfois chahuté, aussi bien par ses élèves que par ses supérieurs, une santé de plus en plus fragile, un corps de plus en plus douloureux et de plus en plus difficile à manœuvrer…) ne comptent sans doute pas pour rien parmi les éléments qui permettent d’éclairer son choix de se suicider, en août 1925.

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Aujourd’hui encore, hélas, c’est principalement cette image du Palante vieillissant, des années 20, qui continue à marquer les esprits. Le problème, c’est que cette vision d’un Palante quelque peu « monstrueux », malgré nos efforts pour essayer de la nuancer[3], tend d’une certaine manière à occulter tout le reste de son existence et, ce qui est plus embêtant, à renvoyer à un rang secondaire le fond même de sa pensée.

Il faut dire que Palante a connu des admirateurs à la mémoire quelque peu sélective. Au premier rang de ceux-ci, on trouve bien entendu Louis Guilloux qui, dans Le Sang Noir, dresse de celui qui a été son ami dans les années 1917-1922, un portrait particulièrement sombre au travers du personnage de Cripure. Portrait dont il accentue encore la dimension débile et peu ragoûtante, quelques années plus tard, dans une version théâtrale de son roman. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans les détails de la relation Palante/Guilloux qui s’avère être particulièrement complexe. Les défenseurs de Guilloux détestent d’ailleurs qu’on laisse entendre que Le Sang Noir puisse être considéré comme une forme de trahison de leur idole à l’égard de Palante. Mais, trahison ou non, toujours est-il qu’il que, plus de soixante-dix ans après la publication du Sang Noir, pour beaucoup, le penseur « Palante » demeure toujours indissociable du personnage « Cripure ».

Si le grand mérite de Michel Onfray, au début des années quatre-vingt-dix, a été de participer grandement à la redécouverte de Palante, notamment grâce à la réédition de ses principaux ouvrages, force de constater que lui aussi s’est acharné à entretenir une vision très caricaturale du penseur briochin en insistant fortement sur les défauts et les tares du personnage : sale, alcoolique, coléreux, handicapé, mal marié… tout est bon, sous sa plume, pour dresser de Palante un portrait catastrophique qui fait de lui un véritable « champion de l’échec »[4].

Comment peut on expliquer cette complaisance plus ou moins clairement affichée par les Guilloux, Onfray, Grenier, Pelletier, Grosrichard[5], pour la dénonciation des faiblesses de leur idole, par ce besoin qu’ils ont tous eu d’en rajouter toujours sur ses travers, de le ridiculiser, de le caricaturer parfois à l’extrême ? Sans doute en posant l’hypothèse qu’on ne rabaisse que ce qui nous fait peur, qu’on ne piétine que ce qui nous dépasse, que ce qui peut être dangereux pour nous. Car avant d’avoir été un vieillard fatigué et diminué, Palante a été un penseur d’une intransigeance et d’une lucidité peu communes. Indifférent aux honneurs et aux reconnaissances, se moquant totalement de savoir ce que devenaient ses livres (il paraît qu’il n’en n’avait même pas un exemplaire chez lui), toute une partie de sa personnalité constitue forcément une énigme pour des auteurs qui, comme Guilloux ou Onfray, ne sont pas capables de le suivre sur cette voie, trop soucieux qu’ils sont de leur statut d’écrivain et de l’aura qui va avec. Peut-être que leur position ambiguë à son égard trouve-t-elle une part de réponse dans ce fait que Palante ne respectait rien, même pas la posture de l’écrivain ou du savant et que le regard ironique qu’il portait sur le monde social et sur ses ridicules n’épargnait rien ni personne. Et dans le petit monde des plumitifs ce genre d’affront ne se pardonne pas aisément.

Impardonnable, Palante l’était donc, indéniablement, à leurs yeux, tout comme il était foncièrement infréquentable aux yeux de beaucoup d’autres. Car ce défenseur acharné de l’individu, qui a consacré quasiment tous ses écrits à disséquer les mythes sociaux, les mesquineries de ses semblables, les petitesses du genre humain a toujours été réfractaire à toute catégorisation. Électron libre, il ne s’est laissé happer par aucun parti, par aucune famille, pas plus politique que philosophique ou littéraire… Inclassable, donc suspect, il l’est resté toute sa vie, semant le trouble chez ses lecteurs, à tel point qu’aujourd’hui encore peuvent se réclamer de lui aussi bien des anarchistes que des socialistes, des pacifistes que des bellicistes, des libertaires que des libéraux, des nostalgiques de la droite version Barrès, Daudet ou Maurras[6]… Et on trouve d’ailleurs, de la même manière, dans les rangs de toutes ces tendances autant de voix pour le condamner avec la même énergie.

Pourtant, contrairement à ce que certains de ses détracteurs ont affirmé, la diversité des lectures qui ont été faites de l’œuvre de Palante ne s’explique ni par le manque de précision de ses idées, ni par sa versatilité qui lui aurait fait dire, au cours de sa vie, tout et son inverse. En réalité, Palante n’a jamais suivi qu’une seule logique : la sienne, sans se soucier de savoir si ses conclusions venaient heurter la sensibilité des idéologies officielles et de leurs représentants. Et si la nature a horreur du vide, la société, elle, a horreur des solitaires, des isolés, des francs-tireurs dont la parole est libre et, de ce fait, imprévisible et dangereuse. En choisissant de cheminer seul, Palante s’est fait plus d’ennemis que d’amis, et même ses amis, ceux qui se réclament de lui, le font presque toujours en gardant une certaine distance et, comme nous avons pu le constater, avec un certain malaise.

Marginal, Georges Palante l’est donc resté toute sa vie durant, même aux yeux de quelques-uns de ses plus sincères admirateurs, en raison de son pessimisme radical qui ne laisse d’espoir à personne, même pas à ceux qui, tels Jean Grenier ou Louis Guilloux, auraient tant aimé bénéficier de son admiration. Impardonnable, également, en raison de son cynisme qui constitue une perpétuelle récusation de toutes les formes de prétention et de suffisance. Infréquentable, enfin, du fait de son éternelle insoumission et son refus des embrigadements.

Infréquentable, impardonnable… et pour cela admirable et irremplaçable. Car aussi bien dans son œuvre que dans sa vie, Palante nous apporte la preuve que même si le combat contre les mensonges sociaux, les illusions vitales, les absurdités administratives, les bassesses humaines, est un combat périlleux, qui se mène seul, dans l’abnégation, sans honneur et sans gloire, c’est un combat qui mérite d’être mené. Certes, c’est une lutte perdue d’avance, mais c’est cette dimension tragique qui lui donne sa noblesse et qui permet aux individus qui s’y jettent corps et âme d’accéder à la plus haute dignité.

Stéphane Beau

Janvier 2009

[1] Palante pensait que Jules de Gaultier, connaissant parfaitement la nature de son handicap, choisirait le pistolet, mais ce dernier a préféré opter pour l’épée, arme que Palante qui tenait à peine sur ses jambes à cette époque, était incapable de manier.
[2] Cf. pour plus de détail sur la relation entre Georges Palante et Jules de Gaultier mon article intitulé « Georges Palante – Jules de Gaultier : histoire d'une amitié bovaryque » parue dans Le Bovarysme (ouvrage collectif sous la direction de Per Buvik, Le Sandre, 2007).
[3] Notamment dans notre préface au tome I de ses Chroniques Complètes, Coda, 2006).
[4] Cf. Michel Onfray, Georges Palante, essai sur un nietzschéen de gauche, Folle Avoine 1990. Ouvrage republié en 2002 chez Grasset puis au Livre de Poche en 2005 sous le titre suivant : Physiologie de Georges Palante, pour un nietzschéisme de gauche.
[5] Jean Grenier, dans Grèves en 1957 (Gallimard), Yannick Pelletier, L’individu en détresse (préface), en 1987 (Folle Avoine), Yves Grosrichard dans Zèbre, (Gallimard en 1953).
[6] J’ai même trouvé, sur un site ouvertement affilié au Front National, une critique très positive d’une récente réédition d’un de ses livres !

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