Cher Bertrand
Votre histoire de garagiste humaniste (ça rime) à Pralognan-la-Vanoise me rappelle certains montagnards que je connus autrefois – enfin, il y a une trentaine d’années...
Je me souviens de leur teint buriné, de la malice qui striait leur regard quand ils jetaient, un doigt sur la visière de leur casquette en parlant de nous – les gens de la ville – : « c’est bientôt la saison des doryphores », pour dire que les vacances arrivaient. C’était prononcé je ne dirai pas avec gentillesse, mais en tout cas sans réelle méchanceté, et avec une grande liberté de ton.
Il y avait alors non loin de Gap, au col du Noyer, un type qui s’était spécialisé dans le ramassage et la revente des bois du torrent. Il n’en revenait pas, comme les doryphores étaient tout ravis de lui racheter ses bouts de bois tordus ! Ses bouts de bois tordus qu’il s’était contenté de nettoyer, vernir, et fixer sur un socle. Mais figurez-vous que, pas plus tard que ce matin, une histoire de doryphore particulièrement cocasse m’est advenue.
Vous me demandez à la fin de votre lettre si je suis ou non en vacances. Je croyais l’être, voyez-vous, mais le Rectorat de Lyon, qui ressemble de plus en plus à un Big-Brother de sous-préfecture désargentée, s’est rappelé mercredi dernier à mon bon souvenir en me convoquant à Villefranche-sur-Saône à 50 bornes de Lyon pour remplacer au pied levé (quelle expression !) un collègue arrêté. Me voilà donc hier traversant dans un train de banlieue ce pays des Monts d’or, jadis si joli et désormais si défiguré par ces hangars en tôle qu’on voit partout (siège social d’entreprises, halles à chaussure, pépiniéristes en gros, grande surface écolo…).
Avec un départ à 7h15 d’une gare de desserte, je croyais avoir repéré un itinéraire assez commode et ce matin jeudi, à 7h10, j’attendais un train sur un quai de Lyon-Vaise.
Il faut vous dire que depuis que j’ai quitté Paris, je ne suis plus très familier avec la banlieue et ses protocoles. D’une humeur peu amène, je me demandais à quel auteur j’allais faire la mauvaise farce de commencer la journée en sa compagnie, en repassant dans mon souvenir ceux qui campent sur les listes des candidats : il y avait là Balzac (le Père Goriot et Eugénie Grandet), Camus (L’étranger), Voltaire (Candide) Molière (Dom Juan), Marivaux (L’Ile aux esclaves) et l’inévitable Baudelaire. Rien, je vous laisse le constater, de furieusement audacieux.
Le train arrive, je grimpe dedans en continuant à tenter d’organiser les délices de cette journée (quatorze candidats – ça devient vite lourd et surtout monotone, pour ne pas dire mortifère). Un bon moyen de s’en rendre compte est de se placer sur un pont d’autoroute et de regarder défiler les bagnoles. Chacun, à l’intérieur de son bolide, se croit très singulier, original, mastodonte. Mais vu du dehors et d’en dessus…
Nous en avons tous fait l’expérience, n’est-ce pas ?
L’examinateur, c’est un peu cela qu’il ressent et qu’il vit en son for intérieur devant le cortège des explications, toutes si concurrentielles dans la fadeur de l’insipide...
Mais bon. Voilà soudain qu’un nom de gare bizarre, sur un panneau, m’interpelle : Ce n’est pas le train de ? Non Monsieur, vous êtes monté dans celui d’avant… Le contrôleur me conseille de laisser filer encore trois quatre petites gares où seuls les omnibus comme le tortillard dans lequel je me suis fourvoyé s’arrêteraient, puis de descendre à la prochaine d’ampleur, et d’attendre un train de retour jusqu’à la bifurcation, afin de récupérer le prochain train pour Villefranche-sur-Saône. Je rigole intérieurement. Pendant ce temps-là les candidats auront bigrement le temps de réviser leur littérature !
Je préviens le lycée avec le portable dont je me sers d’ordinaire comme d’une montre, car j’ai toujours eu horreur de ces machins-là à mon poignet. Je ne pensais pas, un jour, téléphoner avec ma montre : tout arrive, ainsi donc ! Vous serez au lycée à quelle heure ? Allez savoir ! La SNCF, d’une part, le pays Beaujolais, d’autre part…
Je commence à goûter quelques secondes de joie, à ressentir la ferveur du disparu. Vous savez : le type dont on s’aperçoit enfin l’existence parce que d’un coup il manque, et qu’on cherche un peu partout (pas pour la bonne raison, me direz-vous !). Deux heures plus tard (vers dix heures du matin), je me pointe au lycée, comme une fleur, aurait chanté Fréhel. Huit candidats en nage devant la porte. Le défilé débute. Je me dis qu’en interrogeant durant l’heure du repas, c’est jouable. Passent trois quarts d’heure. La porte s’ouvre et un surveillant entre avec une collègue de lettres venue, elle, de Vénissieux. Le lycée s’étant – me dit-on – inquiété, on avait appelé le Rectorat qui avait donc convoqué cette suppléante-bis qui avait été
retardée, elle, par un ralentissement sur l’autoroute. C’est là que je me suis senti doryphore. Un monde de doryphores, voilà notre société (comme disent les élèves – j’ai pris ce déterminant possessif en horreur !).
Bref, nous voilà donc deux interrogateurs pour cinq élèves restant parmi ceux du matin, on trouve une autre salle, et tout le monde semble à nouveau content.
Au final, car je ne vais pas retenir l’attention de la planète entière pour une affaire aussi ridicule (nous ne sommes pas, hein, des footballeurs) j’ai quand même un constat à partager avec vous qui aimez Balzac, je le sais, mon cher Bertrand. Nous sommes une espèce en voie de disparition. Ni les conseils de Mme de Beauséant ou de Vautrin à Eugène, ni le défi final jeté du Père-Lachaize, ni la description de la pension de la maman Vauquer, ni celle de l’avarice de Grandet ou de la mélancolie de sa pauvre fille ne trouvent grâce à leurs yeux : ça les fait chier, dixit un grand abruti en caleçon et en tongs, venu passer le bac un jour de canicule comme s’il se rendait à la plage et à qui j’ai mis 4/20 avec un plaisir non dissimulé. Ou, pour le dire plus pimprenelle, car il y a aussi beaucoup de pimprenelles qui passent le bac de nos jours, « ce n’est plus de notre goût ».
Voilà où nous en sommes. Jusqu’à mercredi prochain, je poursuis ces périples réjouissants entre Lyon et Villefranche et puis je serai vraiment en vacances. Je relirai peut-être un Balzac. Histoire de me dépolluer l’esprit, non de non ! Le petit train en cadeau, pour finir.
Bien amicalement
Roland
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