samedi 3 juillet 2010

LA GRANDE RELEGATION

J’ai publié, en 2009 aux éditions du Petit Pavé, un roman intitulé Le Coffret, à l’aube de la dictature universelle. Ce roman, décrit un futur assez sombre où le principe de précaution est devenu la norme et où l’usage des livres a été aboli. À un moment du roman (je ne vais pas vous dire lequel pour ne pas déflorer l’intrigue) un des principaux personnages se suicide. Mais même si ce suicide a son importance dans le déroulé du récit, je précise que Le Coffret ne peut en aucun cas être considéré comme étant un roman sur le suicide.

Pourquoi est-ce que je vous raconte cela ? Et bien parce qu’une étonnante mésaventure vient d’arriver à ce roman. Ainsi, il y a quelques temps de cela, j’ai appris qu’il avait été retenu par un club de lecteurs qui, travaillant en collaboration avec des professeurs de français exerçant dans un lycée, espérait pouvoir le faire lire aux élèves et organiser une rencontre-débat entre eux et moi. Bien que n’étant guère friand de ce genre de grand oral, j’avais trouvé l’idée intéressante, d’autant plus que les retours que j’avais eus d’autres jeunes lecteurs m’avaient laissé entendre qu’ils étaient assez réceptifs aux thèses développées dans le livre.

L’affaire était quasi bouclée quand, soudain, revirement de situation : les profs avaient changé d’avis et ne souhaitaient plus présenter Le Coffret. Pourquoi ? Parce qu’ils préféraient être prudents et ne pas étudier avec leurs élèves un livre abordant la thématique du suicide !

N’oublions pas que ces profs donnent à longueur d’année des cours à des gamins dont le quotidien est composé de films ultra violents, d’images et de messages où le sang, le sexe, la brutalité et l’inhumanité règnent sans partage. Des jeunes qui en savent plus long que pas mal d’entre nous sur les mille et unes manières de se défoncer la tête à grand renfort d’alcool ou de drogues diverses. De jeunes qui se plantent en bagnole le samedi soir à la sortie des boites de nuit. Des jeunes à qui l’on répète à longueur de journée qu’ils n’ont aucun avenir, qu’ils auront du mal à trouver un boulot, et qu’ils grandiront sur une planète pourrie jusqu’au trognon… Mais ce n’est pas grave. Et plutôt que d’essayer de les aider, ces jeunes, à digérer tout cela, justement, on préfère jouer la carte de la prudence… il ne faudrait quand même pas leur parler de suicide ! Ca pourrait les choquer ! Et pourquoi pas leur parler aussi de contraception tant qu’on y est ? Ou de violences faites aux femmes ? Ouh là là ! N’y pensez pas : vous pourriez les traumatiser ces pauvres trésors !

Bref, les profs souhaitent rester prudents vis-à-vis du suicide… Voilà une excuse que j’ai du mal à encaisser. Si encore ils avaient avancé des arguments d’ordre stylistique, littéraire, s’ils avaient trouvé l’histoire inintéressante, le bouquin mal construit, j’aurais compris. Mais refuser de parler du Coffret parce qu’il aborde la question du suicide ! C’est un peu fort. Et après ? S’ils veulent rester fidèles à leur logique, ces mêmes profs vont bientôt devoir virer de leur programme Madame Bovary. Et Baudelaire avec ses incitations à consommer de la drogue et du vin ? Hum pas très moral, ça… on vire. Et Rimbaud, Homosexuel et débauché… puis vendeur d’armes ? On vire… Verlaine ? On vire… Le grand ménage peut commencer !

Car oui, tous ces grands classiques (parmi lesquels j’ai l’outrecuidance de venir me glisser) abordent des thèmes dérangeants, avec lesquels il serait sans doute plus sage de se montrer prudent… en évitant de les lire, par exemple… Oui, les livres peuvent parfois être autre chose que des produits de consommation ou des objets de loisir. Oui, la lecture peut amener les lecteurs à explorer des univers qui peuvent les perturber, les secouer, les déranger…

Le plus amusant dans tout cela, c’est qu’en refusant de parler du Coffret pour la raison qu’ils invoquent, les prudents professeurs ne se rendent pas compte qu’ils ne font que donner plus de corps encore à la « grand relégation » qui est un des thèmes majeurs de mon roman. Qu’est-ce que cette grande relégation ? Une volonté politique de faire disparaître définitivement tous les livres qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient venir perturber le train-train quotidien des humains. C’est ainsi que Nathanaël Crill, le héros du livre, découvre qu’en raison du principe de précaution, tous les bouquins jugés néfastes ont été détruits : les ouvrages philosophiques, politiques, critiques, bien sûr, mais aussi tous les romans.

Que Le Coffret soit finalement victime de cette même logique de relégation ne manque en tout cas pas de sel…

Stéphane Beau

2 commentaires:

  1. On en ramasse à la pelle des histoires comme la tienne (je parle de l'excuse bidon invoquée par les profs de français, pas du Coffret), hélas... tu connais la mienne, je ne vais pas m'étendre... passe dessus et oublie, Stéphane, de toute façon tu ne peux rien y changer.

    Pascale

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  2. Oh, pas de problème. Cette histoire ne me touche pas plus que cela... Elle m'amuse, en fait.

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