lundi 11 octobre 2010

AH, LES BRAVES GENS !

Les braves gens sont de retour.

Quand les braves gens mettent le nez à la fenêtre, il y a de quoi s’inquiéter.

Si, si. D’ailleurs vous les connaissez, vous les fréquentez, il vous arrive même sans doute d’en faire partie, de ces gens qui s’abstiennent, qui s’occupent de leurs petites affaires, qui ne se mêlent surtout pas de ce qui ne les regarde pas. Les braves gens vivent leur vie, pas celle des autres.

Ils sont pleins de bonnes intentions, mais se retiennent de passer à l’acte, parce qu’ils savent que l’enfer en est pavé. Ils s’abstiennent de juger pour ne pas être eux-mêmes jugés. Quitte à parler, les braves gens préfèrent parler pour ne rien dire parce qu’ils détestent le stress, et c’est pour la même raison qu’ils veillent à ne pas être bien informés.

On est injuste avec les braves gens : ce n’est pas qu’ils n’aient pas le courage de dire ce qu’ils pensent, c’est tout bêtement que les braves gens s’abstiennent de penser.

Les braves gens ont toujours d’excellentes raisons de ne rien faire, rien dire, rien signer, rien vivre même, si possible. Ils savent faire la part des choses et tenir compte du contexte. Ils savent par expérience qu’il vaut mieux ne rien faire qu’agir inconsidérément. Ils ont, les braves gens, une extraordinaire spécialité culinaire : laisser pourrir les choses jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire quoi que ce soit. Quand ça commence à sentir mauvais, ils se bouchent le nez et regardent ailleurs. Si l’horreur est partout, les braves gens ferment les yeux, et s’ils entendent encore les cris du monde, ils enfoncent un peu plus profondément leurs boules Quies dans leurs oreilles.

Il faut les comprendre : les braves gens ont besoin de se distraire des malheurs des autres.

Il n’y a jamais autant de braves gens que sous les dictatures les plus féroces. Sous ces régimes peu enclins à l’indulgence, un tas de gens découvrent tout à coup leur bravitude, et se proclament braves gens, si bien qu’on ne rencontre plus que de bons citoyens toujours prêts à fermer leur gueule, quitte à l’ouvrir de temps en temps pour dénoncer les brebis galeuses qui persisteraient dans le mauvais esprit.

Les braves gens ont confiance en la justice : ils sont bien placés pour savoir qu’ils n’ont jamais rien fait de mal. Ni de bien. Les braves gens n’ont jamais rien fait. C’est pourquoi il ne leur vient pas à l’idée de protester quand on les mène à l’abattoir. Ils sont sûrs qu’il y a erreur, et ne comprennent qu’après coup que le fait de n’avoir rien fait n’est pas une circonstance atténuante.

Les braves gens sont de vrais démocrates, ils se rallient toujours à la majorité. Ils savent bien que même quand elle a tort la majorité a toujours raison puisqu’elle est la majorité.

Les braves gens savent d’expérience que le meilleur moyen d’être bien dans sa peau consiste à tout faire pour la sauver.

Les braves gens sont modestes, pour survivre ils sont prêts à se contenter de faire semblant de vivre.

Car au bout du compte, les braves gens pensent que si la terre ne tourne pas rond, c’est que c’est comme ça qu’elle tourne rond. Leur devise, c’est : J’y peux rien.

Nous sommes tous sans cesse en danger de devenir de braves gens, des gens « comme tout le monde ».

Faut-il le dire ? « Les braves gens », c’est une expression typique des euphémismes où se complaît la langue de bois.

Les braves gens ont un autre nom, le vrai : les braves gens, ce sont les salauds.

La seule chose qui manque aux braves gens pour être des gens bien, c’est d’être braves…

À y bien réfléchir, il y a quelque chose d’inhumain chez les braves gens.

Alain Sagault

Illustration : brouillon du statut des juifs corrigé de la blanche main du camarade Pétain.

4 commentaires:

  1. "Les braves gens ont confiance en la justice : ils sont bien placés pour savoir qu’ils n’ont jamais rien fait de mal. Ni de bien. Les braves gens n’ont jamais rien fait."

    Très beau texte !

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  2. Oui, les braves gens sont si braves qu'ils préfèrent ne faire aucune démonstration de leur bravitude, ils sont modestes, il faut les comprendre.
    J'ai bien envie de vous ajouter aux liens de mon dernier post.

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  3. Ce texte est superbe !
    Philippe Ayraud

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  4. "J'ai bien envie de vous ajouter aux liens de mon dernier post."
    C'est comme vous voulez, Zoë. Entre braves gens, on peut se faire des fleurs!

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