samedi 12 juin 2010

LA VALEUR DE L’HOMME # 1

À plusieurs reprises ces derniers temps, lors de différents débats, sur le net ou ailleurs, on m’a reproché de défendre l’idée que « tout se valait ». Ce qui a tout de même fini par m’étonner vu que, sans aucun doute possible, c’est une conviction que je n’ai pas (je vous mets même au défi de trouver une seule ligne de moi où j'ai pu soutenir une telle thèse). Alors, pourquoi cette récurrente critique ? Après avoir passé en revue tous les contextes où cette accusation – qui se voulait décisive – m’avait été assenée, j’ai pu noter d’intéressantes similitudes. À chaque fois, en effet, j’étais opposé à des personnes qui s’évertuaient à me démontrer qu’il existait des échelles de valeurs parmi les hommes, échelles qui justifiaient des hiérarchies plus ou moins formelles en fonction de leurs goûts artistiques, culturels, vestimentaires, en fonction de leur façon de consommer, de parler, de s’aimer, d’éduquer leurs enfants… Et quand je pointais un doigt trop farfouilleur sur le fait que les valeurs qu’ils me présentaient reposaient souvent sur des bases floues et arbitraires, ils finissaient toujours par clore le débat en me lançant un rageur : « c’est sûr que c’est plus simple de se retrancher derrière le tout se vaut ! »

Plus simple… pour qui ? Pour moi je ne sais pas, mais pour celui qui concluait ainsi le débat, sans aucun doute ! Car nous sommes tous pareils. Quand il s’agit de déterminer une échelle de valeur, nous fonctionnons tous de la même manière. La main sur le cœur, et en toute objectivité (bien sûr) nous sommes tous intimement persuadés que nous sommes assez représentatifs de ce qui se fait de mieux. Oh, on ne l’exprime pas aussi ouvertement : nous sommes modestes, voyons ! Non, on biaise, on bricole. On s’invente des cadres, des règles, des normes, des valeurs que l’on déroule tranquillement, comme si de rien n’était, et au final on constate (oh miracle !), que nous ressemblons quand même énormément à l’idéal type que nous avons innocemment mis en lumière ! C’est ainsi que, par un heureux hasard, l’artisan trouve que son statut d’indépendant est quand même plus noble que celui du salarié, le fonctionnaire estime que son dévouement au service public est quand même plus digne que le travail de l’artisan qui travaille pour son seul profit, le catholique pense qu’il est plus respectueux de la fraternité entre les hommes que le vil athée qui ne se soucie que de sa jouissance personnelle, et inversement que l’athée est persuadé qu’il est beaucoup plus fraternel que ce salaud de catho qui ne songe qu’à son salut… On pourrait étendre la liste indéfiniment.

Le problème, c’est que dans notre beau pays des Droits de l’Homme (avec des majuscules, comme il se doit) il y a aussi une valeur suprême avec laquelle il est toujours malaisé de transiger : la Démocratie (tiens, on va lui coller une majuscule, à elle aussi). Démocratie qu’il est difficile de dissocier de sa petite sœur : l’Égalité (et hop, « É » majuscule, tant qu’on y est)… Et quand on s’amuse à bricoler des échelles de valeurs, forcément, à un moment ou à un autre, on vient se heurter à ces valeurs de démocratie et d’égalité. Ce qui n’est pas grave en soi, sauf si on veut gagner sur les deux tableaux en décrétant à la fois que l’on est un scrupuleux démocrate qui respecte tout le monde également et que l’on est persuadé qu’il existe entre les hommes d’indéniables degrés de valeurs…

Enfin quand je parle de « problème »… C’en est surtout un pour moi qu’il y en a un car, pour l’essentiel, mes contradicteurs ne semblent pas trouver dans ce grand écart quoi que ce soit de troublant. Oui, ça me pose problème qu’on affirme une chose et son contraire sans se soucier de voir comment les deux morceaux de l’histoire peuvent s’accoler ensemble… Mais étrangement, ce genre d’exigence semble être passé de mode. On est sans doute entré dans l’ère de l’affirmation… Fini le temps de la réflexion et de l’analyse…

La question que je pose en général à mes interlocuteurs, question qui était très en vogue en 1968, est pourtant d’une simplicité enfantine : « d’où parlez-vous ? ». Quand je vois par exemple un écrivain qui s’échine à me démontrer qu’il y a une bonne et une mauvaise littérature et que je constate, comme par hasard, que la bonne littérature, selon lui, c’est celle qu’il aime et qu’il pratique, désolé, mais je souris. Idem quand je vois trois critiques littéraires débattre le plus sérieusement du monde pour aboutir à la conclusion que, plus encore que l’auteur ou que l’œuvre elle-même, c’est le regard du critique qui donne toute sa valeur à un livre (véridique !)… Idem quand je vois un patron m’expliquer qu’il n’y a rien de mieux que la valeur travail ou un ouvrier agricole qui m’explique qu’un vrai homme, c’est un homme qui sait se servir de ses mains…

Le plus amusant, c’est que ceux qui me prêtent cette idée que « tout se vaut », et qui défendent donc l’option inverse (à savoir que « tout ne se vaut pas ») sont bien souvent des anticapitalistes convaincus qui, par ailleurs, n’ont de cesse de combattre la marchandisation de la vie quotidienne… Et là, pourtant, eux que révulse toute tentative de rabaisser l’homme à une marchandise trouvent parfaitement naturel de ramener soudain, par un biais détourné, cette notion de « valeur » dans les relations humaines.

Eh bien moi, désolé, et tant pis pour tous ceux que cela agace : je maintiens que la question de la valeur ne m’intéresse pas. Elle ne me « parle » pas, elle ne m’inspire rien. Je me fous de savoir si mes goûts valent plus ou moins que ceux du voisin. Je me contrefous de savoir si ma maison, ma voiture valent plus que la maison et la voiture de mon prochain. Je me moque de savoir si mes lectures valent mieux que celles de tel ou tel autre lecteur… Bref, je me fiche de savoir si tout se vaut ou non : ce que je m’efforce de faire, c’est de rester fidèle à ce principe simple qui veut qu’en terme d’humain rien n’est comparable et que toute tentative pour assigner aux hommes, aux choses, aux idées ou aux goûts, des valeurs spécifiques ne peut qu’entrouvrir la porte à des principes de discrimination et d’exploitation que je ne peux pas approuver.

Stéphane Beau

12 commentaires:

  1. L'écrivain américain Robert Pirsig ("Traité du Zen et de l'entretien des motocyclettes" et "Lila", dont la traduction paraît enfin en France) soutient que la notion de valeur est fondamentale, non pas en elle-même mais parce qu'elle définit une "Qualité", ie le sens, universel selon lui, d'une hiérarchie des valeurs au travers duquel chacun (voire chaque organisme vivant) organise, lit ou comprend sa propre existence.
    Ainsi parvient-il à établir une "morale" qui, loin des idées du Bien et du Beau, se fonde sur "l'efficacité" des comportements.
    L'idée que tu défends selon laquelle "en terme d’humain rien n’est comparable et que toute tentative pour assigner aux hommes, aux choses, aux idées ou aux goûts, des valeurs spécifiques ne peut qu’entrouvrir la porte à des principes de discrimination" implique-t-elle pour toi le rejet des éthiques et des morales ?

    RépondreSupprimer
  2. Non, je ne rejette nullement les idées d’éthique et de morale. Tout dépend de ce que l’on met derrière. Si l’on prend la morale dans une optique transcendante, c’est-à-dire dans l’idée d’un modèle supérieur, indépendant des hommes, ça ne m’intéresse pas. Parce que je pense que derrière toute morale, même celle qui apparaît être la plus altruiste, se cache un intérêt individuel ou collectif. Par contre, si on prend la morale dans une approche plus « contractuelle », je m’y retrouve déjà beaucoup plus. Après, utiliser, comme tu le fais, le mot « universel » pour parler d’une quelconque hiérarchie de valeur, même si c’est la plus respectueuse et la plus généreuse des hiérarchie, c’est un pas que je ne franchis pas, personnellement. Ou alors, la seule morale « universelle » que je pourrais éventuellement approuver serait minimaliste et se résumerait en une formule toute simple du genre : chacun est libre de faire ce qu’il veut de sa vie tant que cela ne génère pas trop de désagrément à autrui. Mais je précise bien que je n’ai pas de réponses toutes faites sur ces questions. Je m’élevais juste, dans mon article, contre quelques esprits butés qui confondent un peu rapidement la « morale universelle » avec leurs propres goûts…

    RépondreSupprimer
  3. Bop, les esprits butés, hein, qu'ils restent butés...
    Cela dit, pour Pirsig toujours (moi, je ne me risque pas à penser, ça me fatigue trop), ce n'est pas la hiérarchie des valeurs qui est universelle, mais le sens de son existence. Ce qui me semble rejoindre ce que tu dis - il existe, toujours et toutes circonstances, un sens du "meilleur" ou du "pire" - la Qualité selon Pirsig, qu'il définit comme "ligne de front entre le sujet et l'objet".
    Ce qui nous avance bien, tiens.

    RépondreSupprimer
  4. J'avoue n'avoir rien lu de Pirsig. Si tu veux te lancer dans une petite recension de "Lila" ou nous proposer un article sur lui, nous pourrions sans aucun doute trouver une petite place sur Non de non pour ta prose ! Car maintenant que tu nous as mis l'eau à la bouche, il faut aller plus loin !!!

    RépondreSupprimer
  5. Chouette idée. J'attends la sortie de la traduction française (chez 13th note, cet été je crois) et je m'en occupe.

    RépondreSupprimer
  6. Le mot morale m'a toujours dérangée.
    Il faudrait peut-être le jeter aux oubliettes et ne parler que de respect, respect de soi, respect des autres.
    J'associe peut-être à tort "morale" et "religion".
    Votre texte sur les valeurs m'a beaucoup intéressée.
    Cordialement;
    Librellule

    RépondreSupprimer
  7. Le problème de la majorité des hommes, c'est qu'ils sont sûrs d'être supérieurs aux autres et aiment jusqu'à passer pour des guides auprès de leurs amis.
    J'ai perdu beaucoup d'ami(e)s qui se croyaient mes guides ou m'être indispensables alors que je me plaçais avec eux en terme d'égalité et bien d' 'autres qui m'ont jugée orgueilleuse quand ils m'ont soupçonnée d'être plus cultivée ou plus intelligente ou plus sereine...
    Nous nous croyons toujours plus ceci ou cela que nos interlocuteurs et c'est ce qui parfois nous les rend aimables. C'est dommage!
    Librellule

    RépondreSupprimer
  8. C'est sûr que les termes de respect, de responsabilité, de dignité me parlent plus que le mot « morale » (sans doute en partie aussi, comme vous le soulignez bien, parce que la question religieuse m'est presque totalement étrangère).

    Le nom de l'éphémère « parti » de Patrick Sébastien, malgré sa son incurie en terme idéologique, politique, économique et tout ce qu'on veut, me plaisait bien pourtant : le DARD : Droit Au Respect et à la Dignité… Si le monde ne marchait pas sur la tête, l’application d’un tel « droit » devrait suffire à tout résoudre…

    RépondreSupprimer
  9. "Socrate se définit comme un fou, un être vivant hors des sentiers connus qu'impose toute société. Il sait, lui qui sera mis à mort, combien le rêve social vise à cadenasser les coeurs sous le règne de ce que la société nomme la "morale", qui n'est que le nom du conformisme dont l'ambition est partout d'éteindre l'incendie de l'amour."

    "Telle est la cause de tant de souffrances, le fait que tant de gens sont conduits à la désespérance... Nous vivons dans un monde où l'amour n'a plus assez de place. L'amour n'est plus une question sérieuse. Les philosophes, les penseurs, comme presque tous les hommes politiques, l'ont abandonné."

    Et si de l'amour on ne savait rien ? de Fabrice Midal, Albin Michel 2010.

    Pascale

    RépondreSupprimer
  10. Et si les religions pesaient tellement qu'elles empêchaient le véritable amour, en nous névrosant parce qu'elles nous névrosent, j'en suis sûre.

    je me demande si la morale n'est pas apparue avec elles d'ailleurs. je me renseigne, relis mes livres...
    librellule

    RépondreSupprimer
  11. Je ne suis pas spécialiste de la question, loin de là ! Mais j'ai l'impression qu'il ne faut pas confondre religion et morale.

    L'aspiration religieuse, vers une appréhension plus mystique du monde, est une chose. Cela correspond sans doute chez certains à un besoin existentiel de calmer certaines angoisses, de donner quelques semblant d'explications à ce qui n'en a pas : la vie, la mort, la vie après la mort...

    La morale est, pour sa part, un mécanisme tout ce qu'il y a de plus trivial et humain : c'est l'art de brimer autrui - voire soi-même - avec des règles dont la finalité - et les bénéficiaires - ne sont pas nommément désignés. C'est ainsi que la morale bourgeoise est beaucoup plus sévère avec l'adultère féminin qu'avec l'adultère masculin parce que les femmes ayant le pouvoir d'enfanter, la gestion de la descendance (et donc des héritiers) peut être mise à mal par leurs frasques juponnières...

    On peut en théorie être "religieux sans être moral et moralisateur sans être religieux...

    RépondreSupprimer
  12. " ceux qui me prêtent cette idée que « tout se vaut », et qui défendent donc l’option inverse (à savoir que « tout ne se vaut pas ») sont bien souvent des anticapitalistes convaincus qui, par ailleurs, n’ont de cesse de combattre la marchandisation de la vie quotidienne "
    Pas seulement des anti-capitalistes, aussi des philosophes ou des psychologues comme Cyrulnik.

    Je pense que l'enjeu est dans la bien-fondé ou pas des systèmes de valeurs.
    Pour eux, il faut avoir un système de valeurs en fonction duquel on s'orientera, décidera dans la vie. Des repères comme on dit. Le point important ici n'est pas dans la présence de tel ou tel système ou repère, il est dans le fait que c'est d'après une idée préconçue que l'on jugera la vie.

    Et le comble, c'est que l'on a tendance à considérer que ceux qui n'ont pas d'idées préconçues sont incapables de discernement et sont plus ou moins immoraux. (Des espèces d'individus soumis à leurs pulsions)

    Mais en fait : est-il honnête et juste de nier, récuser ce que sera notre conscience, notre ressenti, notre discernement quand la situation se présentera ? On ne peut pas savoir d'avance ce qu'elle sera. Les situations sont toujours nouvelles et notre sentiment est toujours nouveau.
    Sans idée préconçue ne veut pas dire dépourvu de raison et de discernement, (rendu abrutis).
    Le mieux n'est-il pas d'agir en conscience, en étant le plus profondément en accord avec soi-même ?
    Ainsi, ceux qui plaident pour : "tout ne se vaut pas" défendent en fait leur système de valeurs personnel. (leur business ou leur chapelle)

    Finalement, ne pas souscrire à "tout ne se vaut pas etc" revient simplement à dire que n'importe quelle valeur, n'importe quel système n'a aucune valeur en comparaison de la personne dont elle émane. On ne peut pas - et c'est ce que nous faisons en ayant des valeurs - mettre des idées au-dessus des êtres. Les valeurs ne sont pas des buts, des phares, mais des outils, plus ou moins utiles. De simples outils au service des hommes et non pas au-dessus des hommes.
    http://inconnaissance.unblog.fr

    RépondreSupprimer