jeudi 10 juin 2010

LETTRE # 10

Cher Bertrand :

Je crois qu’on peut en effet, à partir d’un certain âge, faire le deuil (si ce mot a un sens) de ses idéaux, de ses illusions, de ses ambitions et de ses désirs, mais pas, jamais, de son ressenti le plus profond, le plus inouï. Ainsi ne me sens-je plus du tout, par exemple, mais plus du tout habité par ces idéaux de gauche qui ont plus ou moins bercé les entours si niais de mon jeune âge, tout en me laissant déjà, au fond, indifférents. Et comme je ne me suis jamais senti d’empathie avec les structures des gens de droite, je crois que je peux me définir à présent comme quelqu’un de franchement politiquement désabusé. Remarquez bien que ce mot est beau (enfin sorti de l’abus ?). Je crois ne plus guère nourrir d’illusions sur les bipèdes humains et leurs idéaux de vivre ensemble, quels que soient, par ailleurs leur compte en banque, la couleur de leur peau, leur sexe ou leur nationalité. Je le dis sans tristesse ni dépit.

Les idéologies ? Elles ne m’ont jamais intimement convaincu, très franchement. Certaines m’ont exalté. Aucune ne m’a jamais convaincu. C’est pourquoi d’ailleurs je m’en suis finalement relativement facilement tenu à l’écart.

Il ne me reste donc, pour mon bonheur, que ce ressenti. Pour vous en donner un exemple, le jour où j’ai vu ma rivière à moi, celle qui arrosa mon enfance, soudainement polluée par les assauts en amont d’une usine de pétrochimie, j’ai ressenti (trop enfant pour penser alors) que ceux qui étaient capables de faire subir ça à une rivière seraient bien capables aussi de le faire subir à un océan. J’ai ressenti que j’allais connaître, que je connaissais déjà la fin d’un monde. Voir à présent ce qui se déverse dans l’océan non loin de la belle Amérique qui fit rêver tant d’imbéciles durant ces deux derniers siècles… c’était donc sacrément prémonitoire… Nous appartenons à une espèce de prédateurs, et les autres espèces, de quelque ordre qu’elles soient, ne regretteront pas sa disparition.

Inutile de se raconter des histoires. L’humanisme est, comme le disait Béranger dans le Rhinocéros de Ionesco, une notion périmée. Voilà. Ce n’est plus une réplique pour rire, mais un fait. Comme Baudelaire l’affirme dans Fusées, « le monde va finir », et nous, nous sommes un maillon de cette fin. « Ce siècle "d’images, de rôles et de falsification permanente du sensible et de l’humanité » se propose comme un ultime écran par nos dirigeants inventés pour que nous nous voilions la face (et surtout la raison) devant cet état de fait; il ne s’agit que d’entretenir une illusion. Aussi la question que nous devrions-nous poser est-elle celle de notre bonheur : sommes-nous encore capable, individuellement (et non en masse) de ressentir un plaisir de vivre une telle situation ?

La joie de vivre ? Ma réponse est oui, parce que je la ressens, encore une fois. Jusqu’à la fin, ce sera bon de s’emplir les poumons et de jouir. Quoi d’autre ? J’ai vu hier l’image d’un pélican mazouté, vaincu comme je le serai ou le suis déjà sans m’en rendre compte (par combien de marées noires invisibles sommes-nous traversés ?)… Ce qu’il y a d’émouvant dans cette image, de si efficacement émouvant, c’est bien de voir l’individu seul pris dans cette gangue de l’erreur universelle, les Anciens disaient le péché, c’est bien ça ce que ça signifie, le mal, un truc dont on hérite et dont on ne se sent pas responsable et avec quoi il faut pourtant composer : cette saloperie de mazout sur les plumes, et dans la tête, qui aura le dernier mot. Et pourtant, chez ce pélican encore vibrant de sa toute vie volée, le ressenti du vol justement encore connu, et souvenu bien qu’écrasé par cette saloperie d’hommes qui se croient si justes et si bons : l’oiseau, une dernière fois. Ce sera notre tour. Un à un. Pas un jour sans que je ne pense à la mort. J’ai appris cela en travaillant à l’amphithéâtre, il y a longtemps. Et qu’aussi, ma foi, ça ne sera pas si triste que ça si j’ai empli tant qu’il en est temps mes poumons de ce ressenti, comme l’aile de l’air.

Voilà. Tout ça pour dire une seule chose : puisque le non-avènement de nos espoirs est certain, inutile de perdre notre temps à garder nos espoirs au frigo. Puisque toute idéologie est fauteuse d’imbécillité, inutile d’adhérer et de se rencarter. Quant à la litanie des espoirs…

Concentrons donc tous nos efforts à veiller sur nos ressentis. Jusqu’à l’ultime.

Et c’est là que la littérature trouve un sens que rien de ce troupeau – si puissant soit-il – ne peut lui ôter.

Amicalement

Roland

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire