vendredi 25 juin 2010

LETTRE # 14

Mon cher Bertrand

J’entendais Bixente Lizarazu, l’autre soir, affirmer avec stupeur sur RTL qu’il était vidé après avoir vécu (en tant qu’observateur de la Coupe du Monde africaine) des journées de folie à commenter les exploits des Bleus. Proche, déclarait-il, d’éprouver ce fameux syndrome de Stockholm… Vous savez, cette empathie irrationnelle qu’un otage finit par ressentir envers ses ravisseurs lorsqu’avec eux, il est retenu dans un lieu clos trop longtemps. On finissait autour de moi, disait Lizarazu, par admettre qu’après tout, insulter son entraîneur, ce n’est pas si grave ; que se mutiner pour rire juste avant un match de coupe du monde, ça n’avait rien de dramatique, que pour un entraîneur vaincu, ne pas serrer la main de son collègue adverse avant de quitter un terrain peut se justifier. Dans une telle logique, on finit par se dire que des comportements qu’on jugeait impensables jusqu’alors peuvent dorénavant, après tout, se concevoir. Et finir par devenir des comportements normaux. C’est alors, disait-il, qu’on est impacté. « J’ai été, impacté par ces deux semaines de folie : Ils ont tout oublié, je me demande même si c’est encore des footballeurs, si je me trouve dans la réalité ou dans un film ».

Et Lizarazu de conclure par un : « J’ai besoin de dormir » sans appel.

Je vous parle de ceci en écho à l’évocation que vous faites d’une école que j’ai connue dans mon enfance, et qui a été depuis soufflée, rasée, désintégrée par quarante ans de réformes, dont la dernière en date n’est qu’une ultime mise au point. Avoir besoin de dormir… être impacté : la première fois que j’ai ressenti ça, je débutais dans un collège de Seine Saint-Denis et je venais d’entendre dans un conseil de classe de quatrième une collègue affirmer de certains élèves en fin de deuxième trimestre qu’ils avaient fait des progrès, ils apportaient leurs affaires…

Etre pris en otage dans ce genre de situation que les politiques nationales, de droite comme de gauche, ont, chacune à leur tour, créée, entretenue, cautionnée, c’est être lâché, abandonné avec ces gosses dans un mensonge à la fois politique, pédagogique, sociétale, c’est être impacté comme Lizarazu dans sa lointaine Afrique ; et je crois sincèrement que la plupart des professeurs qui n’ont pas eu la chance de quitter ce genre d’établissements à temps sont réellement atteints de ce syndrome, parfois même à leur insu : car à force de se retrouver en empathie avec leurs élèves, ils ont fini par admettre leurs codes, leur langage, leurs manières de n’être jamais responsables de rien, de croire qu’il suffit de s’excuser ou de signer des chartes, et ont fini par ne plus comprendre jusqu’à leur propre autorité, ni se sentir liés à ceux dont ils la tenaient. Là est la clé.

Ajoutez quelques cyniques crapules (véritables Domenech de l’Education nationale) qui ont su produire les discours de façade, parfois assis dans les plus confortables sièges de la rue de Grenelle ou du festival de Cannes… dans la foulée de ces salauds, combien de professeurs de lettres, par exemple, ont fini par admettre que le slam, c’était bien de la poésie, que la belle langue n’était finalement qu’un artifice bourgeois, la grammaire un exercice vain, le port du voile une tenue comme une autre pour étudier plus commodément Don Juan ou le Tartuffe, que ne jamais ouvrir un livre était une forme de culture et ne pas savoir écrire dix lignes quelque chose qui, au fond, relevait de l’évolution des choses.

Votre instituteur avait quelque chose de précieux dont la République Océdéhienne a dépourvu ses nouveaux maîtres, de la maternelle à l’Université : une véritable autorité, qu’il tenait du politique, et non de je ne sais quelle vertu individuelle.

J’ai eu l’heur de ne pas exercer trop longtemps dans ces zones que l’institution qui adore les euphémismes appelle « difficiles » : mais je vois bien que même si le bateau ne coule pas partout pareil, il n’est point de contrée épargnée. Pour n’avoir pas suffisamment pris le soin d’éduquer ses marmots – ses riches comme ses pauvres –, le pays (parmi d’autres) s’apprête à vivre des années difficiles. Ce qui vient de se passer avec ces footballeurs jeunes, autistes et capricieux, où l’on trouve des loubards comme des fils à papa, n’est que le générique d’ouverture. Le mauvais film est encore devant nous.

Un éminent professeur, pour lequel j’ai gardé au cœur le respect le plus vif, m’a dit, alors que j’entrais dans ce métier : « Ne soyez pas confus : pour votre hiérarchie, vous n’êtes plus là pour transmettre la moindre culture à quiconque, soit, mais simplement pour maintenir la paix civile. Mais souvenez-vous que pour maintenir la paix civile, vous n’aurez pas d’autres moyens que de transmettre de la culture ».

Aujourd’hui, cet énoncé abrupt respire, certes, l’idéal de temps anciens. Je l’ai gardé pourtant dans un coin de l’esprit (ce que j’appelle prendre soin…).

Pas un an, depuis, qu’il ne m’ait toutefois été bien utile. Alors…

Bien à vous, mon cher Bertrand. Pour ne pas déprimer nos lecteurs davantage, le bac comme le mondial étant derrière nous, il nous faudra trouver la semaine qui vient un sujet plus réjouissant.

Amicalement

Roland

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