Comment mon pseudonyme est devenu mon nègre. On lui reprochait de ne jamais me citer ni même mentionner mon existence. Intrigué de retrouver si fréquemment mes paradoxes extrapolés selon ses perspectives critiques, on ne trouva d’abord d’explication plus convaincante à ce silence que cet autre moi-même ne fût en réalité autre que moi-même, que j’eusse en somme trouvé spirituel d’écrire sous un pseudonyme et en mille mots ce que j’écrivais en cent mots sous mon propre nom. On se lançait dans des lectures comparatives, on exhumait des ouvrages épuisés, on interrogeait mes parti-pris esthétiques pour juger s’il était concevable que mes théories épurées s’encombrassent de ses couvertures pompières, de ses titres grandiloquents. C’était pourtant peu s’avancer que d’établir de troublantes correspondances entre nos deux univers. Nous nous intéressions aux mêmes auteurs, et nos thèses étaient si parentes que je commençai à craindre qu’on ne prétendît bientôt mes écrits directement tirés des siens. Fort heureusement, ces rumeurs et correspondances étaient examinées avec toute la docte rigueur requise, et désormais mon supposé pseudonyme passait au mieux pour un vulgaire plagiaire, au pire pour un de mes disciples sans envergure, au style ampoulé et redondant. Mais dans tous les cas de figure, et derrière tous ces masques un peu pitoyables, son existence ne faisait désormais plus aucun doute, et on ne s’étonna pas outre-mesure qu’il signât une nouvelle préface pour un choix d’aphorismes que j’avais moi-même amplement cités et commentés, d’un auteur dont il avait également traduit un récit de voyage, ce qui le rendait, sinon incontournable, du moins incontestable. On recevait simplement avec une circonspection un brin méprisante l’indélicatesse qu’il avait commise en choisissant, pour illustrer ce livre, un de mes amis dessinateurs les mieux renommés. Et fort de sa nouvelle notoriété, il eut tout loisir de laisser mon éditeur venir à lui, pour le prier de co-signer avec moi un ouvrage que j’avais pourtant écrit seul dix-neuf ans plus tôt, et auquel, par je ne sais quelle opération magique, sa présence était censée offrir un nouvel éclairage. Ainsi mon pseudonyme passait-il du statut de plagiaire à celui de nègre enfin reconnu.
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Crime parfait et admiration. A une certaine époque, les auteurs de littérature fantastique, les faiseurs « d’histoires qui font trembler » ou les ferrailleurs de romans noirs, ne concevaient meilleur preuve d’amitié et d’admiration que de métamorphoser leur maître ou leur cadet prometteur en personnage de fiction, et de l’y tuer, avec force invention et panache. Lovekraft, par exemple, sut apprécier à sa juste valeur ce genre d’hommage, et quand il rendit la pareille à son protégé Robert Bloch, celui-ci en conçut une gratitude indéfectible[1]. Je ne considère moi-même rien de plus élogieux que d’offrir ou de recevoir de cette manière une identité de meurtrier, à condition que le crime parfait soit recherché.
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Ajustage d’identité. Depuis le jour où j’ai expédié une lettre aux Artichauts de Bruxelles, je me suis donné pour tâche essentielle de ne plus (me) raconter de salade. Les Artichauts de Bruxelles, c’est Yves Le Manach[2], écrivain ajusteur défriseur, parigot plus belge que le belge, théoricien de l’éclaircie et critique de la forme. Au contact de la théorie anti-matérialiste de Le Manach, je me suis juste ajusté. Avant ça, je n’étais pas vraiment à côté de mes pompes, j’étais plutôt dans les pompes d’un autre. J’ai donc rendu ses pompes à l’anarchiste, et je lui ai repris les miennes. C’était une histoire de presque rien, juste un mot qui manquait à mon vocabulaire : individualiste.
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Le trompe l’œil de la sagesse. Pour peu qu’il ait une ou deux choses à dire sur l’existence, tout romancier peut assez aisément passer pour un philosophe. Il lui suffit de s’en tenir à son idée ou à ses deux idées fixes, d’ôter les guillemets aux dialogues de ses fictions et d’introduire dans ses fables les guillemets de citations fictives. On a de la philosophie une idée si vague qu’on y reconnaîtra immanquablement, ici ou là, les échos de fragments présocratiques enfouis.
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L’homme des cavernes et son ombre. Ma main à mitonner que si les hommes de Neandertal avaient subsisté à notre place, ils se seraient baptisés homo sapiens sapiens et perdus en conjecture à propos de notre disparition, et savamment chicanés sur la question de savoir s’ils eussent dû nous concéder quelque part de leur patrimoine génétique.
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Le feu et le sens de l’humour. Un vieil homo sapiens chemine, derrière un chiard de son espèce, vêtu comme lui de peau de bête, le crâne et les oreilles parés de morceaux d’animaux fraîchement tombés dans ses pièges rudimentaires. Ils ont de la corne au pied, leur couenne s’assombrit et se crevasse au rythme des intempéries et des saisons. Ils marchent en scrutant les bruits qui les environnent, en flairant, en silence. Le vieillard claudique à la traîne de son cadet. La vieillesse l’a rendu infirme et imprudent. Sa cruelle progéniture, continuellement en alerte, lui donne des ordres ou l’informe par le regard, par un signe de tête ou une hésitation, précis, une main sur l’arc, une flèche à silex entre les doigts, l’autre en visière ou paumée sur l’oreille. Le chiard commande, bien qu’il n’ait pas encore atteint l’âge de se reproduire.
Ils ne peuvent pas se tenir en permanence à bonne distance olfactive des animaux sauvages, dont ils doivent emprunter les sentiers insensibles pour rejoindre le bord de mer qui les nourrit, où ils se réunissent et se reposent de la vie. Quand en chemin ils croisent un grizzly, ils lui laissent précautionneusement le passage, car l’animal n’a pas encore peur d’eux. N’était leur incapacité à survivre par leurs propres forces physiques, ils se comportent exactement comme des animaux. L’homo sapiens n’a pas encore fait de lui-même une proie, anomalie encore trop latente pour que l’animal sauvage s’en effraie. Le grizzly ne fait pas encore de différence. S’il n’aime pas l’homo sapiens, c’est essentiellement qu’il ne goûte ni sa chair ni sa manie de piller sournoisement ses ressources les plus succulentes.
Au bord de la mer, un feu et quelques uns de leurs jeunes congénères attendent le vieillard et son guide aux aguets. Quelques chèvres aussi, qui jugent les animaux sapiens suffisamment inoffensifs pour leur céder du lait en échange de leur protection incertaine. Des loups coexistent avec ces biquettes et leurs compagnons sapiens. La flèche et la fronde humaines ne les domestiquent en rien, ils ne se privent pas de croquer, de temps à autre, une de « leur » biquette. Seul le confort du feu, qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs, bride leur instinct.
Les chiards sapiens qui ont préparé le feu et aménagé ses alentours, relâchent comme un seul animal leur attention en identifiant l’arrivée des leurs à travers le vacarme des vagues, que se disputent des lions de mer dans un ballet incessant de plaintes, de chants de lutte et de contentement. Le vieillard s’approche du feu avec avidité, songeant aux coquilles de mollusques s’ouvrant généreusement sur un filet de braises et libérant leur chair tendre et corail. Qui sait, si ce jour est un bon jour pour mourir, ils auront agrippé quelque crabe à rôtir, le mets préféré de ce vieil édenté trop bavard.
Car nous ne sommes pas à l’orée de l’humanité, contrairement aux premières apparences, mais bien à son aube, et pour être plus précis nous entamons ici la peste écarlate, nouvelle où Jack London décrit une Californie déshumanisée, comme le reste de la planète, par une pandémie fulgurante, réduisant jusque l’idée même de civilisations successives au rang de fantasmes décomposés, d’élucubrations pures et simples, de la part de ce vieillard, qui se trouve être un des quelques survivants à ce cataclysme virologique.
Autour du feu, il contera en vain « la vie d’avant » aux chiards de ses chiards. Son auditoire n’entendra de ses mots que des sons répétitifs, séniles et moches, dont on ne saisira que très lointainement le sens, par rapprochements manqués avec le langage fleuri et pauvre de la survie : « Pourquoi tant de phrases à propos de tout, qui ne signifient rien ? »[3] lui reprochera-t-on.
Ses jeunes compagnons ont néanmoins le sens de l’accueil. Ils s’empressent de contenter le vieillard et lui tendent des moules fraîchement ouvertes par le feu. Affamé, édenté, il tente de gober le mollusque et se brûle le palais à un degré atroce. Ses sens sont si lents et émoussés qu’il n’a pas même perçu le chaud à travers la brûlure. Il recrache le morceau en pleurant de douleur. Les jeunes animaux ratés se tordent de joie en regardant leur ancêtre sous la torture, en larmes, honteux de lui-même, de son râtelier sans croc et de sa faim permanente. Ils le consolent en lui offrant des coquillages doucement tiédis, mais dont ils ont malicieusement assaisonnées la chair de sable fin, qui lui écorche encore les gencives. Et pour couronner le festin, ils lui servent la carcasse savoureuse d’un crabe, dont le vieux - qui n’a cessé, en chemin, de saliver à l’idée de s’envoyer la chair encore vive d’une araignée des mers - broie fébrilement les pinces, pour s’apercevoir que la carcasse en est aussi vide que son propre estomac.
Les chiards ne se lassent pas de ce genre de plaisanteries auxquelles l’ancêtre se laisse toujours prendre. Ils ne se privent jamais de les lui resservir, bien qu’elles le diminuent à chaque fois, au moral comme au physique, de quelques semaines de survie. Et finalement, dans cette fable cruelle de London, au terme des civilisations englouties comme à leur origine, il y a le feu et la découverte d’un langage dont on ne sait que faire, et avec le feu le savoir de sa propre disparition, et pour digérer tout ça : un sens de l’humour positivement mortel.
La devise du docteur No. « N’est pas animal qui veut. »
Stéphane Prat
Illustration : Nathalie Prat
[1] Voir l’entretien avec Robert Bloch publié sur le site de l’éditeur Moisson rouge, à l’occasion de la sortie de son livre Le crépuscule des stars. 2008.
[2] Yves Le Manach, ouvrier ajusteur, a mené une critique sociale assez radicale, et notamment de l’idée de conscience de classe, du marxisme en général, qu’il décrit, après d’autres, comme une maladie chronique. Les éditions Champ Libre, publiaient en 1973 son essai Bye Bye Turbin ! qui connut un certain retentissement. Il est depuis publié par Jean-Jacques Cellier, éditions La Digitale, Baye, Finistère.
(A lire la présentation que Madeleine Ropars à Yves le Manach : http://www.cridelormeau.com/pages/magazine/ecriture/lemanach.htm)
Il y est largement question de ses Artichauts de Bruxelles, (samizdats sur des sujets divers et variés, une sorte de « roman auto-biographique en pièces détachées » qu’Yves Le Manach expédiait par la poste à ses lecteurs ou au contraire à ses contradicteurs). Si le « côté récit » de ces Artichauts est séduisant, s’y développe une philosophie politique singulière et très documentée.
Les éditions la digitale rassemble régulièrement quelques uns des Artichauts de Bruxelles : Corbière, Rimbaud, Blanqui et l’Eternité (2002), Le « fritisme »- frites, tribalisme et identité (2004) Les éditions L’insomniaque en choisissaient également pour constituer un recueil, intitulé Artichauts de Bruxelles, en 1999. A la Digitale encore, on trouve toujours Le Matérialisme saisi par derrière, propos sur l’essence humaine, ou Ôtez vos culottes, gardez vos enveloppes etc… Ses précédents livres.
[3] La peste écarlate. Jack London. p 316. Gallimard-Hachette, Œuvres, Tome V.
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