Cher Roland,
Un grand merci pour votre lettre de jeudi dernier, émouvante parce que faisant appel au directement vécu.
Je pense d’ailleurs, de plus en plus, que c’est confronté à ce directement vécu du monde, en le fouillant, en le débarrassant, autant que faire se peut, de ce qu’il peut avoir de spectaculaire et de manipulé, que se vérifie, se peaufine ou, au contraire, s’écroule le fond de notre pensée.
Et puisque nous parlions de Debord et de la notion de spectacle - parfaitement définie à la première page de La Société du spectacle comme étant le directement vécu qui s’est éloigné en images - je ne suis plus sûr que d’une chose, plus de trente ans après la théorie situationniste : c’est que nos certitudes ne sont exactes que lorsqu’elles sont éphémères. C’est dire avec quelle pagaille cérébrale j’appréhende aujourd’hui ce siècle d’images, de rôles et de falsification permanente du sensible et de l’humanité.
Je ne suis donc plus très sûr de mes choix, disons - n’ayant pas d’autres mots à ma disposition - idéologiques. Plutôt partisans, parce que justement débarrassés, dans ce que j’en concevais, de l’idéologie, celle-ci étant ce système de pensée, ce rempart, qui permet de vivre au travers un prisme déformant, par-delà le réel et toujours du bon côté de la sacro-sainte vérité, qu’elle soit fasciste, anarchiste, chrétienne ou autres.
Il y a en effet quarante ans que je me dis que ce monde d’abrutis marche sur la tête et n’est pas un monde façonné pour les humains mais pour les ersatz.
Si j’étais un ermite, un Zarathoustra illuminé, je me dirais, finalement, que je ne suis que la victime d’une erreur de mon orgueil solitaire et de mon jugement. Mais depuis le temps que je commerce avec les hommes de bonne volonté, d’une part, et que j’observe, d’autre part, les cloportes qui président aux destinées de la mascarade, tout comme ceux qui s’en sont faits, pour diverses raisons, les thuriféraires ou les suivistes, je me dis qu’il y a quelque chose qui cloche dans mon sentiment révolté du monde.
Car enfin, Roland, on ne peut se complaire dans les rangs des éternels vaincus sans se poser la question et si je regarde en arrière, remontant à deux siècles au bas mot, le nombre de théoriciens, d’activistes, de tribuns, de poètes, de combattants, d’hommes foncièrement honnêtes, d’intelligences et de générosités supérieures, qui se sont couchés sous les pissenlits avant d’avoir vu seulement un bout de leurs espérances se réaliser, si je lis bien ce qu’ils disaient et que je m’aperçois que c’est, à peu de choses près, ce que je pense aujourd’hui, force m’est faite de considérer que je ne suis, qu’ils n’ont été et que nous sommes, à notre échelle, dans une gigantesque erreur d’appréciation.
Après tout, le monde est peut-être fait pour l’injustice, le mensonge, l’inculture, l’inégalité, la bêtise, la guerre, les voleurs, l’exploitation, le racisme, les salauds et les criminels, que c’est là son harmonie première et le socle de sa pérennité, et que c’est nous autres, avec nos exigences à la noix, qui sommes les tarés du troupeau planétaire.
Comment, autrement, justifier de nos éternelles défaites et du non-avènement de nos moindres espoirs ?
Désolé d’avoir été aussi pessimiste. Peut-être la semaine prochaine vous dirais-je tout autre chose, mais, pour l’heure, telle est bien le fond de ma pensée.
Amicalement
Bertrand
Image : Philip Seelen
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire