jeudi 24 juin 2010

LETTRE # 13

Cher Roland,

L’été polonais est vraiment caractériel. Après des 35 degrés étouffants, voilà la fraîcheur automnale qui s’installe pour un temps, balayant les paysages d’un grand coup de pinceau d’aquarelle, gris, humide et venteux. Pour vous qui enseignez, disons que ces paysages ressemblent alors plus à une rentrée qu’à une sortie vers les grandes vacances.

Et je rebondis donc, comme on dit en un curieux langage, sur ce que vous évoquiez, dans un sourire effleuré, la semaine dernière : l’éducation nationale est un lieu où on s’occupe encore un peu de l’homme, à l’instar, peut-être, du secteur santé.

Alors, vous auriez dû parler d’oasis plutôt que de lieux. Et tant que cet oasis ne sera pas complètement asséché par les vents (au sens vendéen du terme quand ils sortent du plus bas étage) de la Sarkozie triomphante, restera peut-être un petit espoir de ne pas atteindre bientôt les cent pour cent d’abrutis.

Mais il est vrai qu’il y a bien longtemps que je ne sais plus exactement ce qui se passe – tout comme ce qui ne se passe pas – en ces respectables citadelles de l’éducation.

Ce que je sais, en revanche, c’est que je dois à peu près tout à cette institution et que j’ai toujours du mal à cracher dans la soupe.

Fils de pauvre, pour ne pas dire fils de rien, mon destin social était tout tracé, on ne discutait pas avec les étoiles de la ségrégation sociale : atelier de menuiserie, de peinture en bâtiment ou derrière le cul des vaches, avant qu’un instituteur ne pointe son doigt sur ce garnement turbulent et déjà révolté mais qui, apparemment, semblait présenter quelques dispositions intéressantes pour la lecture, l’écriture et l’histoire, quoique hermétiquement fermé au calcul de la vitesse, de l’heure de départ respectif de deux trains qui se croisent et aux robinets qui fuient.

Cet instituteur, donc, grande blouse grise sur une chemise à peu près blanche, longs doigts jaunis par l’abus des Camel, pomme d’Adam saillante et poilue, formula un jugement sans appel : Ce gars-là, dit-il à ma mère quelque peu médusée, pas question de l’envoyer en apprentissage après ses 14 ans. Direction le Cours complémentaire (Collège), je m’occupe de tout, de la bourse, de l’inscription, et tutti quanti

Ah, si vous vous occupez de tout, dans ce cas-là, vous devez certainement avoir raison…

Bien…Me voilà donc interne à 11 ans, pleurnichant, me considérant comme puni, banni du clan initial…Adieu les nids d’oiseaux dans la campagne, les vagabondages, les escapades et etc.…Repéré cependant encore une fois par un professeur de français qui, singeant l’instituteur, déclara : Ce gars-là, au deuxième trimestre, latin obligatoire, me voilà embarqué dans la première déclinaison et tout et tout, puis, toutes les déclinaisons bien sues, dans le Gaffiot, Tacite, Cicéron et bientôt Baudelaire, Zola, Maupassant, Flaubert et tous les autres qui ne m’ont plus quitté mais qui, au contraire, en ont appelé bien d’autres à la rescousse, jusqu’à l’envahissement délectable.

Mes copains, eux, mes amis, mes frères de vie, disaient que c’étaient là des conneries qui ne servaient à rien. On allait au bal ensemble, le samedi et le dimanche, embrasser les filles ou faire le coup de poing, ça dépendait, et ils avaient l’avantage sur moi d’avoir toujours un sou en poche, fruit de leur labeur hebdomadaire, alors que moi, je n’avais jamais rien. Normal, tu travailles pas, qu’ils rigolaient en m’offrant généreusement à boire et mes entrées sous le Tivoli.

La vie, ça se vivait avec un marteau, une clef à mollette ou une varlope, qu’ils disaient encore.

Ils avaient raison aussi. Plus tard, intoxiqué par quelques théoriciens mal lus parce qu'écrits pour être mal lus, me voilà embarqué à renier l’intellect et à glorifier tout ce qui semblait ne pas y participer. Je dis bien « semblait »… Jusqu’à aller travailler en usine, comme un curé en mission, presque.

Vu les abrutis que j’ai rencontrés là-dedans, et que je n’aurais surtout pas voulu qu’ils fussent un jour promus au rang de dictateurs, j’ai vite balancé à la poubelle de mon discernement naissant les théories et me suis mis à mordre goûlument dans la vie…

Depuis, je n’ai fait que ça.

Je dois donc tout à un instituteur et à un prof de Français. Où qu’ils soient aujourd’hui, sur un nuage ou dessous la fraîcheur des pissenlits, je les salue fraternellement.

Mais, au fait, qu’est-ce que je leur dois, au juste ?

La littérature, l’écriture ont-elles fait de moi un homme heureux ?

Hum….Que très partiellement alors.

De vous écrire aujourd’hui, peut-être…Allez savoir !

Bien amicalement

Bertrand

Illustration : Avant-concert, à Poznan

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire