Je me souviens que lorsque j’étais enfant, puis adolescent, nous écoutions la radio – France Inter – pendant les repas. Nous ne parlions pas beaucoup de politique à la maison et ma prise de conscience de la réalité du monde passait pour l’essentiel par le biais des informations que distillaient les médias. Je me souviens ainsi de l’époque où j’ai commencé à découvrir toute l’étendue du conflit israélo-palestinien. Nous étions encore dans la première moitié des années 80. Je ne comprenais pas tout, bien sûr. Le Liban, Yasser Arafat, la Syrie, la politique israélienne, les soutiens et les défections de l’URSS, de la France, des États-Unis, tout cela se bousculait dans ma tête.
Mais ce qui m’avait le plus marqué, en ce temps là, plus encore que tous les tenants et aboutissants de ce conflit, c’était la manière dont les médias abordaient la question des pertes humaines. Qu’un soldat israélien soit tué, par exemple, et c’était un tollé général. On connaissait son nom, sa photo était diffusée dans les journaux, on pouvait même avoir des informations sur sa vie privée : marié, trois enfants… Par contre, lorsque les morts étaient arabes, les informations étaient nettement plus lapidaires : trente morts et soixante-quinze blessés dans les rangs palestiniens… Point à la ligne. Quelques esquisses d’indignation supplémentaire lorsqu’un ou plusieurs enfants avaient été touchés, mais sans plus… Comme si le seul intérêt que l’on pouvait réellement accorder à ces morts là ne pouvait être que comptable.
De la même manière, j’ai gardé le souvenir d’échanges de prisonniers entre palestiniens et israéliens. Là encore, la disproportion numérique m’épatait. Je n’ai plus les chiffres exacts en tête, mais je me rappelle qu’Israël pouvait parfois libérer plusieurs dizaines de prisonniers palestiniens en échange d’un seul de leurs pilotes, par exemple, tombé entre les mains ennemies. Par delà le conflit lui-même, cette façon de comptabiliser les hommes relevait pour moi de l’inconcevable. Pourquoi un homme ne valait-il pas un homme ? Pourquoi fallait-il avoir au moins trente morts arabes pour que l’on commence à parler d’événement tragique alors que l’on parlait déjà de crime lorsqu’un israélien était blessé. Pourquoi, lors des échanges de prisonniers ne proposait-on pas, de part et d’autre, un nombre équivalent d’individus ? Et pourquoi la balance penchait-elle toujours du même côté ?
C’est ainsi que, petit à petit, je me suis de plus en plus senti sensibilisé à la cause palestinienne. Non pas tant pour des raisons politiques, morales ou idéologiques que pour des raisons évidentes d’injustice comptable. Je ne savais pas si Yasser Arafat était un terroriste ou un héros de la résistance, je ne savais pas si les israéliens étaient des victimes ou des coupables. Ce que je savais, c’était que la peau d’un arabe valait moins cher que celle d’un juif. Et cela me révoltait.
Depuis, j’ai pu constater à de nombreuses reprises que les hommes n’avaient pas la même valeur partout, qu’un irakien ou un afghan « valait » nettement moins qu’un soldat américain ; qu’un tchétchène ou qu’un petit rwandais « valait » moins qu’une célèbre femme politique prisonnière des rebelles colombiens dont la libération a été un événement international...
En écrivant cette chronique, il m’est également revenu en mémoire qu’au Muséum d’Histoire Naturelle de Nantes les visiteurs ont longtemps pu admirer une « peau de chouan », autrement dit la peau d’un homme, tanné de la même manière que celle d’une vache ou une chèvre. Il n’y avait aucune indication : on ne savait pas qui était ce vendéen, ce qu’il avait fait, qui l’avait ainsi dépecé et pourquoi. Seule restait sa peau, parcheminée par les ans. La valeur d’un homme ramenée à la valeur de sa peau : pouvait-on imaginer une symbolique plus cruellement parfaite ? Depuis quelques années, cette « peau de chouan » a été remisée dans les réserves du musée : des visiteurs, choqués, s’étaient plaints. Imaginez donc ! Des hommes qui ne valent pas plus cher que leur peau, ils en voyaient mourir des centaines sans frémir, tous les ans, au journal de 20 heures. Mais là, exhibé dans une vitrine, non ! C’était trop…
Drôle de monde.
Stéphane Beau
Beau texte.
RépondreSupprimerCe qu'a provoqué le conflit isralo-palestinien chez vous, je l'ai ressenti vis-à-vis des africains et des indiens. Nous écoutions les infos parfois à la télé et regardions beaucoup les westerns. Nous lisions des bandes dessinées sur l'esclavage, la guerre de sécession... comme quoi la Bd cultive dans les campagnes ouvrières!
La Bd passait toujours , comment dire, pour inoffensive et distrayante.
Personnellement, je ne suis ni pour les juifs et ni pour les arabes ou pour les deux groupes à la fois mais pour la libération de Gaza et la chute de tous dictatures intégristes.
Ce que vous dites me semble proche de la vérité toutefois.
librellule