vendredi 18 juin 2010

LETTRE # 12

Cher Bertrand.

Je ne me souviens avoir vu pleurer ma grand’mère qu’une seule fois lorsque, marmot, j’accompagnais tous les méandres de sa journée : ce fut au retour d’un marché, lorsqu’elle s’aperçut de la perte d’un billet de cent francs. Un Corneille, déjà ! Cela devait donc se passer aux alentours de 1965… Et c’est alors que j’ai compris véritablement la puissance exacte de l’argent.

La puissance de l’argent n’est pas de permettre à n’importe quel(le) imbécile de tout se payer, ou de payer tout à ceux qu’on aime, et bla bla bla. Ah, cette insupportable propagande digne de la loterie des damnés… La puissance exacte de l’argent est de détruire ceux qui n’en ont pas. Aussi, quand on provient d’une famille où l’argent a toujours été non pas un manque absolu, mais un problème, bien sûr qu’on peut comprendre ce çà dont vous parlez et qui est, en effet, ô combien important. Parce qu’on peut comprendre aussi le cri suprême de l’Étranger dans le beau poème de Baudelaire, à propos de l’or : « Je le hais comme vous haïssez Dieu ! »

Aussi ai-je naïvement commencé par contester cette puissance de l’argent en allant non pas m’encarter dans les faits, mais un peu dans les principes, je dois vous l’avouer. Le GIT (groupe insoumission totale), au commencement des années soixante dix, se faisait une joie d’aller saboter les concerts de Ferré dans la capitale des Gaules ; Ferré, le sale profiteur de la cause anarchiste, l’abuseur de lycéens, qui gueulait « Il n’y a plus rien » dans des salles protégées par des cars de CRS. Voluptueusement, sans ridicule, j’en étais ! Sans bien comprendre à quel point je perdais mon temps – ou du moins en ne le perdant qu’en apparence. Car j’apprenais en réalité la duplicité des mots, des causes, et de certains comportements.

Cela dit, du temps, j’en perdis sacrément, quand même, en termes de rentabilité, comme on dit dans les conseils d’administration.

Et quand il fallut vraiment retrousser les manches pour ne pas sombrer dans la dèche, afin de ne pas céder non plus à cette toute puissance de l’argent, de l’argent, je décidais de ne pas en faire, comme dit le magnifique Léon Bloy, mais simplement d’aller en gagner un peu chaque jour en un lieu pas trop sale. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans des hôpitaux. Car là, pouvais-je me rassurer, on prend soin. On s’occupe de. Cette expérience a tellement croisé celle de la lecture des auteurs - car j’étais une fois sur deux affecté dans des services de nuit- qu’elle s’est confondue avec elle dans mon esprit. Celle de Joyce, notamment. Des nuits entières. Quand je sens dorénavant ces odeurs d’éther, de tisane, de soupe qui m’envahissent la narine, je retrouve curieusement cette espèce de palpitation intellectuelle que d’autres n’éprouvent que dans le silence des bibliothèques.

Un jour, las de gagner peu et de galérer beaucoup, je me suis dit qu’avec la seule chose que je savais faire, lire, écrire, je pourrais peut-être gagner ma vie. On était dans les années 85. Déjà leur putain de rigueur. Je battais le pavé parisien. J’ai alors repris tardivement mes études, puis passé les concours. En retard, à la remorque, d’un pas lent, nonchalant, au bon rythme. Au ressenti. Y laissant bien des plumes et sauvant - ou me donnant l’impression (ce qui doit revenir au même) d’avoir sauvé- la plume essentielle. Rencontrant des êtres hors pair, comme Jacques Seebacher.

Il est des ressentis trompeurs, me direz-vous. Car l’Éducation nationale (que je croyais protégée du monde de l’entreprise) était en train de devenir peu à peu (avec la complicité de puissantes fédérations de parents d’élèves et la bénédiction de plusieurs gouvernements socialistes au bas mot aussi exécrables que ceux de droite à force d’être au garde à vous devant l’OCDE) un marché. Comme la santé. Certes, on y prend soin un peu plus de l’homme – j’écris ça avec un sourire pas encore totalement désabusé – un peu plus, mais guère. Disons qu’on y met des formes. Bref.

La transformation de l’Hôtel-Dieu de Lyon en hôtel de luxe par Gérard Collomb résume à elle seule la façon dont le pouvoir de l’argent, exécrable, haïssable, a peu à peu entièrement contaminé et gangréné même le monde de l’esprit, celui de la culture, celui de la mémoire. Restent les nuages, dirait l’Étranger de Baudelaire. Stéphane, le beau Grognard, a fait un bel éloge de Géographiques, il y a peu. Que ceux qui ne connaissent pas votre livre courent l’acheter ! Sur sa couverture, les merveilleux nuages

Je ne les aurai jamais tant observés que lorsque j’attendais une touche, ainsi que le type de cette vieille photo que je vous envoie pour finir. Ils se miraient dans l’eau de ma Bouleure. Il y a longtemps.

Avoir pu, de cette foire d’empoigne qu’est la société consumériste, sauver son regard, sa voix, sa parole, non ce n’est pas, non, de la présomption. C’est simplement de la survie. Un instinct. Ce à quoi nous sommes tous, finalement, rendus.

A vous lire, à bientôt.

Amitiés.

Roland

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