Charlatanisme ordinaire. L’appellation de « science humaine » est censée prémunir une discipline raisonnée contre l’accusation de charlatanisme. La prétention scientifique de telles disciplines paraît pourtant fort modeste, si on entend par ce terme ce qu’entendent les scientifiques de toutes disciplines, à savoir que leurs théories peuvent être réfutées. Mais qu’elles soient humaines, voilà en revanche qui s’avère plus douteux. Fortes de leur inexactitude, érigeant même la subjectivité en principe d’irréalité suffisante, maints psychologues, philosophes, sociologues ou psychanalystes qui ont pignon sur rue, fenêtre sur cour et sur l’inconscient collectif, n’en font pas moins profession de charlatans, et se rejoignent précisément dans cette prétention à une science qui ne soit pas humaine, qu’aucun fait, qu’aucun acte ne saurait remettre en question ni étonner.
Révisions scolaires. Comment un pouvoir politique, n’importe quel système de pouvoir politique, ne travestirait-il pas dans son sens une histoire écrite, dans ses grandes lignes, par des mythomanes ? Sa falsification est si spontanée et réclamée que le révisionniste le plus grotesque y introduit toujours, malgré lui et en niant jusqu’aux faits les plus atroces et les moins discutables, de la réalité.
Le dentiste est toujours le mieux déchaussé. Quelques minutes d’entretien avec ce médecin de l’esprit suffisent amplement à expliquer pourquoi il n’emploiera jamais le terme de folie, y compris à propos des cintrés les plus ravagés : le trouble mental travaille sans relâche son visage, ses silences, ses mots, et il lui faudrait, pour appeler un fou un fou, admettre qu’il ne pourra jamais voir personne d’autre que lui-même dans le miroir de sa présence. Mais il ne faut pas exagérément en vouloir à ce genre de praticien du rien : l’ophtalmologue ne se montre guère plus clairvoyant en auscultant un aveugle.
Appel à témoins. Un jour, l’homme se décide à consulter un psychiatre. Cela fait si longtemps qu’il débloque qu’on peut se demander ce qui l’y décide ce jour-là, à part la hantise de la mort, de plus en plus cocasse et surprenante. La curiosité, donc, la fatigue, l’humour, la peur, un fendard et savant mélange de tout ça, qui pourrait avoir trait à la connaissance de soi-même, l’espoir d’un petit renseignement ou d’une confirmation sur soi avant de passer l’arme à gauche, qui sait ? En tous les cas, il se décide, et dans la salle d’attente où il se rend et prend place, c’est du très sérieux. Les attitudes et mimiques des « client(e)s » occupés comme lui à attendre sont pour le moins étranges et intrigantes. L’homme éprouve même un divertissement salutaire en conjecturant sur les troubles mentaux plus ou moins ordinaires qu’il leur imagine. Mais sa décision de consulter un psychiatre commence à battre de l’aile. Et si je me souviens bien, c’est en s’apercevant que les gros titres du journal qu’un de ses voisins parcourt avec une attention agressive, sans jamais en tourner les pages, sont présentés à l’envers, que notre homme se lève pour mettre les voiles ; mais quand au même instant une secrétaire, autant que je m’en souvienne, fait irruption dans la salle d’attente pour y accueillir le « client suivant », l’homme comprend brusquement, aux quelques mots échangés entre la secrétaire et le « patient » convoqué, qu’il s’est trompé de salle d’attente, de porte comme de praticien. Je ne sais plus du tout s’il s’agit de la salle d’attente d’un cabinet juridique, d’un avocat ou d’un agent d’assurance ou quoi, mais en tous les cas il ne se trouve pas dans la salle d’attente d’un psychiatre, ça non, et à l’évidence, ici, attendent des femmes et des hommes socialement stables, équilibrés, et le cabinet du psychiatre, où notre homme a pris rendez-vous par bigophone, se trouve en fait en face, sur le même palier, ou peut-être à un autre étage.
Quiconque aura lu le roman de gare dont est tirée cette situation renversante et sera en mesure d’en corriger les imprécisions ou inexactitudes, est invité(e) à se manifester auprès de la rédaction de « non de non ! » qui lui offrira, en même temps que sa gratitude, une consultation gratuite.[1] Car, en l’état actuel et approximatif de mes souvenirs de lecture, je suis incapable de vous dire si l’homme se rend finalement à son rendez-vous chez le psychiatre, ou s’il décide de s’en remettre à un homme de loi, visiblement plus compétent en matière de dégueulasserie et de folie ordinaire.
Le salaire de la peur. Les critiques adressées à la psychanalyse concernant ses honoraires exorbitants me semblent parfaitement injustes. A l’évidence, il est des atrabilaires ruinés dont elle ne pourrait se passer, et des sympathisants fortunés dont elle ne voudrait à aucun prix.
L’erreur médicale. La paranoïa de cet homme est d’autant mieux établie qu’il a lui-même archivé, codifié et dissimulé les preuves de ses crimes, au cas où le commando dont il subit le harcèlement depuis des années finisse par avoir sa peau et par neutraliser les éléments qu’il cherchait à compiler contre eux. Quand la police l’arrête, il leur révèle rapidement, en gage de parfaite bonne foi, où se trouvent les pièces à conviction : une photo de sa femme, morte, (dont on tardera pas à retrouver le corps, l’homme reconnaissant encore sans la moindre difficulté lui avoir asséné les coups et blessures mortels, l’ingrate ayant sournoisement cédé à la pression insistante de leurs harceleurs) ; il y a également la carte « sim » de son portable, pour conserver les traces les plus fidèles possibles de ses communications, dont un message de cinq minutes sur le répondeur de son père, absolument inaudible en dehors d’une confusion mentale extrême. Ou encore les quelques effets de son enfant de quelques mois, kidnappé par sa propre femme, pourtant déjà, au moment des faits, en phase de décomposition avancée dans l’appentis de son jardin. La paranoïa de ce meurtrier est tellement flagrante que le juge d’instruction ordonne une expertise psychiatrique, ce qui ne se produit ordinairement pas lors d’une instruction. Au terme d’un interrogatoire médical sans rapport avec les faits, le psychiatre n’entend que le plaisir de l’incohérence et juge le criminel parfaitement responsable de ses actes. Rien ne permet selon lui de ne laisser à la justice le bénéfice de la dissimulation, de la comédie macabre pour éviter les barreaux, comme naguère on feignait la folie pour échapper au service militaire. L’instruction sera interminable. Trois juges finiront leur carrière sur ce cas impayable. Bien des années plus tard, alors que le meurtrier purgera toujours sa peine, le psychiatre insistera sur la jouissance qu’a éprouvé le prévenu à « rouler la justice dans la farine », avec des mensonges et des complots imaginaires à propos desquels personne, à part lui-même, n’a daigné douter de l’authenticité délirante. Le procès, indéfiniment retardé, sera une semaine de palabres insoutenables, où le prévenu gueulera à la face des proches de ses victimes qu’ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient, qu’ils avaient eu grand tort d’espérer s’en tirer aussi facilement, et qu’ils ne tarderaient pas à se trouver à sa place et lui à la leur ! Quant à ses propres père et mère, il ne les reconnaît pas. L’avocat de la défense, continuellement invectivé et contredit par son client, n’aura d’autre recours que de lui emboîter le pas et de reprocher aux proches de la morte de n’avoir réagi à temps devant des signes si démentiels de danger. Le prévenu n’aura de cesse, pour préciser la nature des ses persécutions et l’horreur de sa souffrance, de préciser plus crûment les circonstances de ses crimes, les détails saignants de son trouble et pourquoi, et pour cause ! on ne retrouvera jamais le corps de son enfant. La peine sera elle aussi démentielle. Le cintré fera appel, verra sa peine aggravée de dix ans, en purgera vingt, et l’appareil judiciaire consentira à une sortie en l’assortissant d’un suivi psychiatrique. Le psychiatre qu’on lui aura commis d’office jugera que l’enfermement aura rendu son client parfaitement paranoïaque, mais n’en conclura pas pour autant qu’un traitement psychiatrique lui eût été mieux indiqué que la prison.
Légende banquisarde.[2] A propos de la justice des chercheurs blancs, des légendes extraordinaires courraient les veillées banquisardes du Nord-Ouest terrestre de l’année 1910, où neuf êtres humains sur dix disparaissaient de faim ou de froid. Bien avant que le sauvage rebaptisé Tue-deux-fois disparût lui-même, son histoire faisait grosse impression sur les clans banquisards et influait régulièrement sur leurs décisions vitales.
Douze ans plus tôt, Tue-deux-fois avait occis un chercheur d’or condamné par le froid et qui, à bout de ressource, avait conçu comme délivrance ultime d’ouvrir son chien par l’abdomen, pour y plonger les doigts et y retrouver quelques sensations. A vrai dire, la température ambiante était si basse que le chercheur blanc ne pouvait guère espérer ainsi qu’un sursis de quelques minutes. Se redresser sur ses jambes lui demandait un effort extraordinaire qui ne générait plus en lui la moindre souffrance. Il ne sentait plus le contact avec les éléments ni la pesanteur de son propre corps. Ses articulations avaient disparu. L’homme s’était déjà rejoint de si près que cela n’eût fait aucune différence à ce qu’il s’éventrât à la place de son chien. Celui-ci continuait de lui obéir, et ce n’est pas la méfiance mais l’odeur de la mort qui le retenait de s’abandonner aux caresses feintes de son maître et à l’étranglement qu’il eût été de toute manière incapable de lui infliger. Le chien n’avait donc nul besoin de Tue-deux-fois pour échapper au chercheur d’or épuisé, mais le sauvage n’en égorgea pas moins l’homme, moitié par amitié pour l’homme, moitié par amitié pour le chien.
Tue-deux-fois ne s’épancha pas pour justifier son acte, qui le laissait lui même très songeur, mais il le confirma sans détour ni précision excessifs, et les chercheurs blancs réunis en tribunal décidèrent d’extraire le sauvage de son environnement de glace, sans nuit, à ses soleils sans sommeil, pour le mener vers des territoires vierges de toute neige, quelque soit la saison, et lui infliger à l’ombre cette peine fort étrange consistant à lui épargner de devoir se procurer ses moyens de subsistance. Manger et rêver contentèrent si bien notre sauvage que ses geôliers finirent par se fatiguer de sa bonhomie indéfectible. Ils ne le nourrissaient plus qu’une fois sur deux, et ne le réveillaient qu’à contrecœur pour la promenade. Ce fut pour tous, geôliers comme détenus, un formidable soulagement quand on établit sans l’ombre d’une ambiguïté que le chercheur d’or occis par Tue-deux-fois était un fieffé égorgeur de femmes et d’enfants. Son crime reconnu comme justice involontaire, le banquisard fut donc libéré dans des prairies où paissaient des cornes noires aux épaules d’ours, des prairies aux cieux foisonnants, aux cris luxuriants, de la vie à n’en savoir que faire. Le sauvage se crut sur une toute autre planète, où ses rêves de bien-être les plus dépaysants ne l’avaient jamais perdu, et dont son incroyable voyage jusqu’ici le long de l’épine dorsale du monde, pieds, mains et cou entravés, ne lui avait montré que des songes imparfaits. Son émerveillement mêlé d’effroi était si véhément que le premier fermier qu’il rencontra dans ce désert d’abondance lui trancha la nuque, à la hache, laissant Tue-deux-fois pour mort au milieu de nulle part, la substance cérébrale à l’air libre.
Hasard farouche ou détermination surnaturelle, le chien du chercheur d’or que Tue-deux-fois avait délivré de l’espoir quelques mois plus tôt avait parcouru quatre mille kilomètres pour rejoindre le trou ensoleillé où le sauvage purgeait sa peine et dont les habitants trouvaient si distrayant de le tirer comme un loup. Le chien manqua de quelques minutes la levée d’écrou de son nouveau maître, et il lui fallut vingt-quatre heures pour retrouver son corps et douze supplémentaires pour attirer attention humaine sur lui.
Tue-deux-fois ne vivait plus que par la procuration de son esprit, mais il vivait. Les fermiers, forts croyants, qui chargèrent son corps dans leur carriole, craignant sans doute un espoir insensé en lui prodiguant des soins, firent un bivouac interminable et terriblement arrosé, et une fois parvenus en ville continuèrent de se saouler deux jours durant sans se soucier de leur cargaison agonisante. Quand ils regagnaient une perception habituelle de leur existence, Tue-deux-fois avait rouvert les yeux, alité sur les bottes de foin d’un maréchal-ferrant, la nuque enrubannée et l’air hagard. Il restait là des semaines, des mois délicieux et inquiétants, étendu dans le foin, enrubanné et hagard, jusqu’à ce que vie s’ensuivît. Il parla d’abord «blanc » comme un perroquet, puis comme un enfant questionna l’essence de chaque chose que le maréchal-ferrant lui désignait, et enfin maîtrisa suffisamment le dialecte blanc pour évoquer avec cet homme si prévenant les projets magnifiques qu’il se sentait sur le point de se réaliser. Tue-deux-fois douta d’abord de sa raison, puis de celle de son sauveur, en entendant celui-ci expliquer qu’il comptait fermement réaliser ses rêves en les vendant, lui, Tue-deux-fois, sa tête enrubannée, son air hagard et son chien.
Mais une fois parfaitement rétabli, Tue-deux-fois était vendu, encagé et exposé, avec son chien, que les terres tempérées avaient rendu apathique, presque niais et indifférent à la captivité. Tue-deux-Fois était un phénomène surnaturel parfaitement réel qu’on venait voir de loin. Les médecins se succédaient auprès de lui pour parvenir à cette même conclusion qu’au vu de l’entame qu’avait laissé le tranchant de la hache dans la région spinale du sauvage, il était parfaitement inconcevable qu’il fût encore en vie, et si clairvoyant, si affable. Le spectacle faisait grande recette. L’émerveillement qu’on éprouvait devant ce sauvage immortel se teintait nettement de jaune quand on réalisait que ses semblables respiraient l’air dont on se prétendait le propriétaire depuis maintenant quelques décennies.
A la faveur de la promenade qu’on leur octroyait après chaque journée de représentation, il interrogeait longuement le chien, fumait beaucoup de ces cigarettes roulées qu’on abandonnait entre les barreaux de sa cage, avant de faire naître dans le regard de son chien un quelconque mal des grands espaces et du froid, mal qui prit encore quelques semaines à se préciser.
Et tous deux prirent finalement la direction du nord, sans d’autre obstacle que les hésitations du chien et les muscles de Tue-deux-fois qui s’étaient atrophiés et leur imposaient des pauses et des retards inopinés et périlleux. Il y eut encore des prairies et leurs cieux carnassiers, encore des troupeaux de cornes noires aux épaules d’ours, le réconfort inquiétant des reliefs de l’épine dorsale du monde, puis à nouveau la fidélité, le compagnonnage de la mort, le gel, les lacs amples comme des mers dont les bacs échouaient sec ou se disloquaient avant de toucher l’autre rive, puis d’autres chercheurs d’or en route vers d’autres rumeurs de concessions, qui virent dans le loup de Tue-deux-fois un fameux chien de tête de traîneau et en son maître un animal sauvage qui avait l’avantage de parler, de manier admirablement la pagaie et de flairer à temps les pièges mortels que font les courants silencieux sous l’épaisseur de glace la plus rassurante.
Quelques mois plus tard encore, le temps de se lasser du commerce des fuyards blancs, de leurs dettes d’honneur comme de leur amour-propre versatile, Tue-deux-fois retrouvait enfin ses frères banquisards, disséminés dans les coins les plus rigoureux, car en plus du froid et de la faim, les chercheurs blancs prenaient désormais les meilleurs d’entre eux dans les mailles de leur inconscience. Mais les proches de Tue-deux-fois n’étaient plus, et il les reconnaissait à peine dans les visages et tuniques bigarrées de leurs enfants. Les descriptions de ces deux années passées chez les chercheurs blancs, sous leur soleil unique, à fouler des terres dont les cieux foisonnaient comme une mer, étaient si extraordinaires que les enfants les moins crédules ne pouvaient y prêter foi sans conclure que Tue-deux-fois était bel et bien revenu de la mort.
Mais il y avait vis-à-vis de la justice des chercheurs blancs une incompréhension beaucoup plus forte encore, beaucoup plus effrayante et énigmatique que la mort. Une incompréhension sauvage. Et nous-même, à un siècle de ce récit, si nous pouvions nous glisser au cœur de leur conseil tels des chiots attirés par les caresses immobiles de leur feu, et entendre leur incompréhension devant cette étrange raison blanche qui entend rendre justice à la mort d’un homme en privant son meurtrier de la nécessité de combattre pour vivre, on se tiendrait plus solidement pour des êtres civilisés et considérerions sans doute que ces sauvages ne voyaient d’autre justice que la mort ou ne pouvaient concevoir qu’on laissât la vie sauve à un meurtrier. Mais en réalité, si l’histoire de Tue-deux-fois prit ce tour légendaire, c’est qu’avant et après elle, on avait vu des chercheurs blancs traiter un crime identique de manières fort différentes. Et on se sentait comme en sursis, dans une insécurité aveugle, bien plus redoutable que le froid ou la faim, environnés de ces chercheurs blancs capables, pour le même crime, de nourrir un homme et de lui faire découvrir les pays les plus fantastiques, comme de le faire danser au bout d’une corde, ou, avec la même bonté et détermination, l’abandonner dans un canot, sans vivre, sans vêtement et sans arme, sur l’artère en crue de la terre. Et ces mêmes chercheurs blancs tenaient pour un tel miracle qu’un homme échappe à une blessure mortelle, qu’ils ne trouvaient rien de plus juste que de l’encager derechef, comme s’il venait de tuer un homme pour la seconde fois.
Stéphane Prat
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