vendredi 8 octobre 2010

LES CONTRE-JOURS DE CAMILLA LUNDT (1ère partie)

LES CONTRE-JOURS DE CAMILLA LUNDT

I

Je n’ai jamais pu me faire au rythme des autres. Quand la nuit tombe, mon état de vigilance s’accroît considérablement, m’interdisant de trouver le sommeil. Au matin, ma fatigue est telle que je suis inapte à accomplir la moindre tâche. Je somnole tout le long du jour pour m’éveiller de nouveau au moment où le soleil se laisse choir comme du plomb fondu derrière les toits de Villeneuve-la-Valleuse. Je suis rarement assez lucide pour assister à ce drame quotidien. Mes paupières ne se descellent complètement que dans l’ombre et mes iris clairs, accoutumés depuis trop longtemps à la pénombre, ne souffriraient plus l’incandescence du jour. Du fait de cette spécificité biologique, on m’a relevée pour un temps indéterminé de toute obligation diurne. Puisqu’à l’inverse des autres personnes, je dors davantage en été, quand les nuits sont courtes, j’entends remplir à ma guise mes nuits trop brèves afin qu’elles gagnent en intensité. La léthargie comateuse de la fin d’après-midi met un temps infini à se dissiper. Quand je rentre enfin en pleine possession de mes moyens, il est déjà tard et on n’entend plus aucun bruit dans la maison. Je quitte ma chambre avec discrétion, descends le grand escalier, ouvre la porte à double battants qui donne sur la rue — et me voilà dehors ! Je me hâte le long de la rue des Repentantes et m’en vais musarder à travers la ville, en recherchant avec ferveur ce qu’elle dissimule sous ses innombrables masques.

Vous savez certainement que Villeneuve se trouve posée au flanc d’une vallée peu profonde. C’est ce qui aurait valu à notre ville, selon l’opinion la plus couramment répandue, ce douteux sobriquet de Valleuse. Mais je sais, moi qui en parcours secrètement, quand tout dort, les replis, les gorgeons, les tubules et les intestines que la ville est vivante et mange, à ses heures. C’est pourquoi, il serait plus juste d’écrire : Villeneuve-l’Avaleuse. C’est ainsi que chaque nuit, Villeneuve m’avale, crue et consentante, pour me digérer jusqu’à l’aube, me poussant le long de ses aortes, vieux appendices et trachées à ciel ouvert, me dissimulant jalousement aux regards des quelques noctambules, comme une proie de choix — et son mets favori. Elle prend soin de me régurgiter bien avant l’aube, bien avant que les premiers rayons du soleil lancent sur la ville, de derrière le Château, leurs fuseaux rougeâtres.

Cette nuit, je me suis rassasiée à l’envie des cassis et groseilles qui poussent au-delà du muret qui entoure la propriété de monsieur Sadesquint. Ils sont peu accessibles et il ne faut pas craindre de s’enfoncer dans la broussaille. On raconte que ce sale bonhomme a mêlé des belladones à ses fruitiers pour décourager les rapines mais depuis le temps que j’en consomme, je n’en ai subi aucun désagrément.

Un peu avant l’aube, mademoiselle Hiersh, m’a trouvée assise dans mon lit et s’est exclamée avec un air de dégoût : « Seigneur, qu’avez-vous donc fait à vos cheveux ? On dirait que vous vous êtes coiffée avec des oursins ! Et vous voilà si barbouillée qu’on croirait à vous voir que vous avez dîné d’une portée de chatons nouveau-nés ! » Mademoiselle Hiersh est douée d’une imagination étonnante. Manger des chats, en voilà de drôles de façons ! Tout de même, j’ai retenu les oursins comme idée de coiffure originale à réaliser au moment de la fête des moissons. Mais je me suis bien gardée de parler à mademoiselle Hiersh des ronces du jardin de monsieur Sadesquint et aussi de lui préciser que le vent avait soufflé fort dans les rues de Villeneuve, pendant la nuit.

II

Je m’appelle Camilla et, sans doute à cause d’une maladie rare dont — si je l’ai su un jour — j’ai oublié le nom, je ne me souviens jamais de ce que j’ai fait la nuit précédente. C’est pourquoi j’ai décidé de tenir ce journal dont je renonce à assurer la relecture, dans la mesure où la lumière de ville, pâle et cachottière, et nuisible à toute espèce de nuance colorée, rendrait pénible et hasardeux le décryptage de mon texte.

Quand j’ai voulu sortir ce soir, j’ai trouvé la porte qui donne sur la rue des Repentantes fermée. Je connais, dans la cuisine, une petite fenêtre sans barreaux qui ouvre sur la courette arrière. De la courette, où est entreposé tout un lot de vieilles bassines dont l’émail blanc, écaillé par endroits, laisse apparaître le fer piqué de rouille, on peut gagner la rue sans difficulté. J’ai glissé de justesse mon corps mince par l’étroit orifice et atterri sur un tas de cagettes à légumes vides. Dans l’ombre de la courette, j’ai vu les tâches plus claires que dessinaient sur les pavés disjoints les bassines émaillées. J’ai entendu un jour la grosse Rosine, notre cuisinière, dire qu’on y lavait quotidiennement les mains et les pieds des Repentantes, au siècle dernier. Les pauvres n’avaient-elles droit qu’à ces ablutions très sommaires ? Les bassines me causent depuis lors un certain effroi, devenues le symbole malsain de la claustration forcée et des soins sans amour auxquels étaient soumises ces malheureuses. Heureusement, les temps ont changé. Y a-t-il pire que d’être privée de sa liberté d’aller et venir, et de chanter à tue-tête si on en a le désir ? Inspirée par cette idée, j’ai contourné l’amoncellement de bassines et gagné par de petites rues tortueuses la place de l’Europe, dans le vieux centre, où se trouve l’immense Halle du marché couvert. Cela ferait une salle de concert formidable et certainement, nul n’avait encore songé à l’utiliser à cette fin. La Halle est une des premières coques en béton précontraint réalisées par l’ingénieur Eugène Freyssinet. Elle est désaffectée depuis belle lurette devenue le Palais Royal des clochards et des rats. De nombreuses pancartes mettent en garde les spéléologues amateurs contre les risques de chute de gravats mais depuis trente ans qu’elle est interdite au public, la Halle n’a donné aucun signe tangible d’un effondrement prochain, le seul risque étant d’y recevoir une onction de fiente, de l’un des innombrables volatiles qui hantent les lieux.

En me faufilant dans la Halle, j’ai entendu le froissement d’ailes invisibles, au dessus de ma tête. J’ouvrais déjà largement la bouche pour exécuter quelques trilles quand une longue plainte à peine humaine a contrarié mon élan lyrique. Le cri provenait de la partie la plus reculée de la Halle et je suis allée voir si je pouvais y soulager quelque détresse. Mes pieds nus ne faisaient aucun bruit sur le sol sablonneux et une scène n’est bientôt révélée à moi dans toute sa funeste bizarrerie : à la lueur d’une lanterne posée à même le sol, Monsieur Sadesquin en personne, vêtu d’un frac, fouettait jusqu’au sang un jeune gueux qui l’appelait Maître ! — et se traînait à ses pieds en ouvrant des yeux ronds de supplicié. Je me doutais que ce riche notable de Villeneuve autour duquel on murmure, en ville, avait des mœurs étranges mais je n’avais pas eu l’occasion de remarquer — ne l’ayant jamais rencontré en personne — que ses pieds étaient tors et couverts de crin, semblables en cela à des pieds de cochons. Sous la queue de pie de son habit, ses courtes jambes sautillaient pendant l’exercice et marquaient le sol meuble d’une multitude d’empreintes de ses petits sabots cornus. Pendant que j’observais, fascinée, le jeu de jambes leste de monsieur Sadesquin, le malheureux jeune homme avait cessé toute plainte et tout mouvement — et peut-être même avait-il déjà rendu l’âme ! Or, je ne voulais rien moins qu’être requise au palais de justice en tant que témoin principal d’un assassinat, ce qui m’aurait contrainte à déambuler en plein jour, dans Villeneuve. Comme je ne pouvais plus rien pour le jeune homme, je me suis enfuie et, déchirant ma chemise au passage, faufilée prestement au dehors par un trou dans la clôture. J’ai laissé derrière moi la grande Halle, théâtre de tourments dont je n’avais, jusqu’alors, jamais soupçonné l’existence et j’ai couru sans m’arrêter jusqu’à la maison.

Mademoiselle Hiersh est passée me voir aux premières lueurs du jour. Alors que je me laissais glisser voluptueusement dans l’oubli, j’ai entendu sa voix courroucée. « Mais c’est un monde ! Comment avez-vous fait pour mettre votre chemise dans cet état. Madame Laronde ne pourra certainement pas la ravoir, oh ça non, certainement pas ! Tant pis pour vous : vous dormirez en guenilles. » Mademoiselle Hiersh m’a parlé d’une façon que je juge excessive et inappropriée. C’est pourquoi j’ai pris soin de consigner la scène dans mon journal, avant qu’une journée de sommeil en ait lavé mon esprit. Si cela se reproduit, j’en parlerai à madame Laronde, notre intendante, qui est comme notre mère supérieure, dans cette maison vénérable jadis tenue par des sœurs en cornettes.

Suite et fin le 15 octobre 2010

Cécile-Marie Hadrien

Illustration : Odilon Redon

5 commentaires:

  1. Cet oiseau de nuit ne me dit rien qui vaille. Jolie écriture, je reviendrai le 15, au crépuscule.

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  2. Vivement la suite! Voilà un univers un peu surréaliste qui me plait beaucoup…

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  3. Des nuits bien colorées ! vivement la suite chère amie !!

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  4. Belle écriture, en effet, pleine de références, mais néanmoins originale...

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