jeudi 3 juin 2010

LETTRE # 8

Cher Bertrand

Quand j’étais petit, ma mère m’emmenait au Parc de la Tête d’or, qui est le zoo de Lyon, pour mater les gazelles, les tigres, les ours, les boas les éléphants. Désormais, les gamins vont à la découverte, sur les places publiques, de fermes reconstituées à l’usage des citadins, pour rencontrer poules, pintades, ânes, porcelets… Un jour, leurs chiards (à condition qu’on leur laisse le temps de les pondre), iront zyeuter des orties, des ronces, des pissenlits protégés sous cloches, avec des étiquettes pédagogiques, jeux de pistes, qu’à cela ne tienne… Voilà à quoi m’a fait penser la lenteur de vos deux paysans sur la route internationale traversant l’espace Schengen. Allégorie d’une mélancolie ? Sans aucun doute. Ce qui est étonnant, c’est qu’en effet, entourés de vrombissants véhicules, leur « insolent retard » soit devenu un spectacle pour leurs contemporains pressés. Une exhibition, comme vous le dites fort bien. Le propre de la société du spectacle, n’est-ce pas cela, de rendre tout spectaculaire, à commencer par ce qui n’a pas vocation à l’être ?

Une charrette …

Vous me parlez de cette photo qui orne la couverture du Fado de Stasiuk, que j’ai sous les yeux. Et je pense à certaines cartes postales de 1913 où l’on voit ces carrioles, figurez-vous, exactement les mêmes, dans le centre de Lyon, il y a… quoi ? Pas même un siècle ! Les anciennes écuries sont devenues des restos, des lieux, des boutiques… Là où gitaient, crottaient, ronflaient mules et chevaux se consomment des sushis, de l’art contemporain, du prêt à porter conçu par des créateurs de marques, de l’afro-style…

Ah, ils me sont bien sympathiques, allez, vos deux lascars ! Eux, et leur cheval, tireur de charrette. Sans doute n’ont-ils pas encore troqué leur « je » pour un « on » lapidaire… Des boutons : Ça m’en donne toujours lorsque j’entends à la télé ces automobilistes interviewés les jours de grands départs réciter, l’air débile, vous savez : « on est parti ce matin, on prend son mal en patience, on fait avec…. » Je lisais cet après-midi même un article d’Adorno (Communications, n° 3 – 1964, voyez, c’est précis) qui évoquait « l’encouragement et l’exploitation de la faiblesse du moi à laquelle la société industrielle avec sa concentration de pouvoir condamne ses membres ». Et que s’est-il passé de 1964 à 2010, sinon que ce moi standardisé de l’individu européen, cet ego consommator n’a cessé de s’affaiblir, de se standardiser, au fur et à mesure que l’industrie culturelle le socialisait, jusqu’à l’écœurement. Tant et tant que d’aimable ou de détestable, il a fini par devenir indifférencié sous le nombre, comme on croule sous le poids.

Indifférencié. Terrible, ça. Perdu, le style.

Et cela m’a fait penser au 3 octobre 1967, et à cette photo de Kungsgatan, la rue principale de Stockholm. Ce jour-là, les Suédois sont passés de la conduite à gauche (à l’anglaise) à la conduite à droite. Et ce fut, quelques heures durant, un fameux bordel, de quoi rompre le bel ordonnancement de la ligne droite ! Jugez par vous-mêmes sur le cliché..

Vous savez combien j’aime cette phrase de Reverzy : « je crois en l’originalité de ma mélancolie ». Peut-on mieux dire les choses ? Je crois en ce qui fait de moi non pas une copie, mais un original, je crois en la nature propre de ma mélancolie, qui me sauve de la conformité, du conformisme, de la copie. Je crois dans le cul de cheval de ma mélancolie, allant de son pas lent, et se souciant comme de Colin Tampon de …

A bientôt de vous lire.

Amicalement

Roland

4 commentaires:

  1. Bel échange, les amis. Il y a juste un point dans ta réponse, Roland, qui me laisse plus songeur : celui de la "standardisation du moi" et du "je" troqué pour le "on".

    Quand je te lis, je pense forcément à Palante qui, avant même 1900 dénonçait déjà le grégarisme et cette incapacité, avérée chez beaucoup d'individus, à dire "je". Je ne pense donc pas que la chose soit nouvelle et l'automobiliste qui dit "on" dans les bouchons n'est jamais que le très légitime arrière petit fils de cet autre type qui, en 1914, partait au front en disant "on les aura"...

    Ce qui m'anène à concevoir la standardisation des goûts non pas en terme de déchéance, de décadence ou de recul, mais en terme de "trou à remplir". Le vide était déjà plus ou moins là. "L'ego consommator" attendait juste qu'on le remplisse et qu'on change son vieux mobilier intérieur, fait de religion et de peurs diverses, pour le redécorer de croyances et de peurs nouvelles... Mais pour moi, sur ce point, il n'y a pas grand chose de neuf sous le soleil. C'est sans doute pour ça que je vous rejoins, toi et Bertrand, sur la préférence pour le cul du cheval car quand on voit tout ce que l'homme a produit depuis, on se dit que s'il s'était abstenu, cela n'aurait pas changé grand chose...

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  2. L'homme a bien progressé. Aujourd'hui, il n'a plus besoin du cheval pour faire la guerre...

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  3. "L'homme a bien progressé. Aujourd'hui, il n'a plus besoin du cheval pour faire la guerre..."

    Exact !

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  4. Solko, j'adore le joyeux bordel de votre photo de Kungsgatan.

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