jeudi 17 juin 2010

LETTRE # 11

Bonjour Roland,

Je suis, à bien des égards, en phase avec votre dernière lettre.

Je n’ai en effet jusqu’alors vécu ma vie que sur le mode du ressenti, en n’identifiant pas mes inconduites diverses, mes joies ou mes détresses successives sous ce concept-là, mais sous celui de la sensibilité, ce qui revient exactement au même, si tant est que la sensibilité directe supporte d’être conceptualisée.

Il me faut tout de même, eu égard à certains passages de votre belle lettre, préciser que je n’ai jamais été encarté où que ce fût, qu’aucun homme politique depuis que je suis né (et ça commence à faire longtemps) n’a dit ou fait de choses qui me concernaient, qui me parlaient en tant qu’individu, à part ce matois de Mitterrand, très, très brièvement, quand il a fait s’écrouler la guillotine, et encore qu’il ne me déplairait pas aujourd’hui de voir s’ériger au coin des rues quelques lanternes salutaires, à l’usage de tous ceux et de toutes celles, qui, vautrés dans les palais de la République financière, se foutent depuis bien trop longtemps de notre gueule, piétinant, sans vergogne aucune, nos existences.

Mais c’est une autre histoire. Même pas un espoir. Après tout, si les gens sont assez veules et bas pour jouir de se faire enculer chaque jour jusqu’au trognon par les saltimbanques du suffrage universel, c’est leur affaire personnelle, pourquoi irais-je m’en mêler ? Mon pantalon est solidement cousu et me protège de cette ultime avanie.

Sensibilité, donc.

Mais, pour beau que ça puisse paraître, ça n’est pas toujours facile ça, Roland. C’est même parfois dangereux et on risque, du jour ou lendemain, de se retrouver en slip… (Ce qui peut s’avérer dangereux eu égard au passage précédent.)

Inutile de rentrer dans des détails qui vous ennuieraient, mais si je regarde en arrière et compare cet arrière à mon présent, j’ai quand même une satisfaction, et non des moindres : la cohérence. Et ce n’est même pas de la cohérence dont je puisse me targuer, parce qu’elle s’est imposée à moi beaucoup plus que je ne l’ai volontairement construite.

Le chiendent mue rarement en coquelicot et inversement.

Et à force d’être incapable de faire allégeance à qui que ce fût, et en premier lieu à des supérieurs hiérarchiques à chaque fois que je me suis retrouvé embourbé dans les miasmes infantilisants du salariat, me voilà à l’automne aussi démuni que je l’étais au printemps. Si, si, ça compte aussi, ça, Roland.

Je n’ai même pas de sécurité sociale et ma retraite, si elle avoisine tantôt les 250 euros mensuels, ce sera bien le bout du monde !

C’est dire si les grands débats sociaux de l’époque, les privilèges des uns, les envies des autres et la fourberie de tous, me passionnent !

Et je ne m’en vante pas, de tout ça, croyez-le bien… J’eusse aimé finalement être un peu plus conciliant, pouvoir adapter ma sensibilité à certaines situations coercitives plutôt que de m’hérisser le poil à chaque fois que j’ai eu l’impression qu’on demandait que je fusse autre chose que moi-même ou que je fisse autre chose que ce qui me faisait jouir, au sens très large s’entendant ce dernier mot.

Inadapté. Presque handicapé. Voilà où m’a mené ma sensibilité souveraine, Roland.

Mais je ne regrette rien, croyez-le bien. Je suis un homme heureux, autant qu’on puisse l’être dans cette société de cloportes avachis devant des certitudes misérables. Solitaire aussi, moi le joyeux drille d’antan.

L’amitié ? Un leurre. La fraternité ? De la bouillie pour les chats errants. L’amour ? Ah, l’amour…L’amour…Je ne sais qu’en dire…Une erreur juste, peut-être.

Ce qui me cause peine quand même, c’est que j’ai souvent des désirs de voyage, des désirs de rentrer dans mon pays, par exemple, d’embrasser mes frères, de goûter les paysages de ma racine, de respirer la brume océanique, de revoir mon village natal (je m’y suis rendu en mai 2009, comme en sorte de pèlerinage, et j’ai vu La Bouleure) et que je ne puis le faire par manque de moyens.

C’est à peu près tout ce que je vois comme déconvenue à avoir vécu sur le mode sensible.

C’est, finalement, beaucoup mais peu au regard de l’estime de soi.

Orgueilleux ? Présomptueux ? Oui. Je veux bien.

Ce sont là péchés capitaux qui, dans un monde d’esclaves rampants, vils et menteurs, sont devenus pour moi des qualités premières.

Bien amicalement à vous.

Bertrand

Image : Philip Seelen

1 commentaire:

  1. Toujours troublant de lire des propos dont on se dit qu'on aurait pu écrire le moindre mot !

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