mardi 18 mai 2010

NUL N’EST JAMAIS À L’ABRI DE LA JOIE DE VIVRE

Fortune sans abri. Qu’on l’appelle bonheur, bien-être, panard, joie de vivre, béatitude, simple plaisir d’exister, vraie fortune, extase, ataraxie, liberté même, souverain bien, félicité etc. l’éternité ne dure pas. On ne peut y vivre, pas même comme on vit dans l’abri de fortune le plus humble, chancelant et ouvert aux vents généreux du hasard. Pas davantage que la plus solide demeure, à l’inverse, blindée d’habitudes, d’inerties fantomales et de superstitions sordides, ne saurait à coup sûr en prémunir : nul n’est jamais à l’abri de la joie de vivre. On ne peut y vivre, mais en dehors de ça, on ne vit pas.

. En passant. Vivre toujours plus vieux et mourir toujours plus vite… Le progrès est patent ! Et une métaphysique visant à un programme strictement inverse, – déjà plus alléchant, mais qui est pourtant le lot de toute chose au monde : finir par vivre toujours plus vite et par mourir toujours plus vieux… – une telle métaphysique paraît bien rustre. Plus rustre encore l’absence de toute métaphysique et la vie au crochet du temps, à telle enseigne qu’au terme de chaque excursion immobile, imaginaire ou contemplative, où se sont agrégées d’autres vies sans métaphysique, au crochet d’autres temps, d’autres soi-même, tous uniques, on doit bien constater que son temps personnel n’a pas passé, et conclure qu’en réalité le temps ne passe pas, n’a jamais passé, et qu’il ne passera jamais. Qu’il n’est donc d’autre destin que de passer soi-même et d’éprouver dans ce passage, dans cette dépression corporelle, le vertige de l’existence et, qui sait, avec infiniment de chance, d’y échanger un mot ou deux, en passant.
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Minéralogie. Il faut alors assurément un cœur de pierre, rétorque-t-on, non sans raison, pour être humain. De pierre, sans aucun doute, mais une pierre qui a son mot à dire.
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On ne naît pas toujours que trois fois. La conscience de soi et de sa finitude ne suffisent pas forcément à constituer et marquer une naissance à soi-même (troisième naissance, la conception constituant la première naissance, et la venue au monde la seconde). On peut au contraire concevoir comme aventure majeure de se passer sous silence, de se boucler et de demeurer dans la conscience comme dans un œuf, dans l’insouciance, avec plus ou moins de bonheur. Par contre, rien ne garantit qu’une réelle naissance à soi-même soit la dernière. Qu’on ait son mot à dire, et qu’on on s’y emploie fermement, là aussi avec plus ou moins de bonheur, empêche nullement qu’un jour ou l’autre on prenne conscience qu’on a un second mot à dire, un peu déboussolé et abattu par l’ampleur de cette nouvelle tâche, car rien ne dit encore qu’il n’en naîtra pas un autre.
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L’usage de la parole. Cet enfant n’a rien de particulier, il s’est juste octroyé le double des années qu’il faut habituellement aux moins pressés des enfants pour se résoudre à parler. Et du jour au lendemain, de sa naissance à sa cinquième année, il s’y met, il parle. Ses borborygmes impatients se transmuent en mots et s’articulent entre eux suivant des morceaux de phrases suffisamment proches des morceaux de phrase environnants pour que son entourage n’ait plus besoin de le singer pour communiquer avec lui. L’enfant parle comme s’il avait réellement jacté durant toutes ces années de silences, de mugissements, de grimaces et de rires incompréhensibles ; avec cette même richesse de vocabulaire et l’expressivité que lui auraient valus un apprentissage continu, ludique et brutal des mots, à base de tâtonnements, d’essais, de chutes, de mimes, de recommencements, comme on le fait avec les lois physiques des choses et de son propre corps. Hier l’enfant mugissait et ahanait pour réclamer le calme, le popot, la tendresse ou à manger, aujourd’hui il s’explique longuement sur ses besoins, décrit la nature de ses mécontentements, rabâche à n’en plus finir ses révélations, ses visions anodines, aussi inquiétantes que banales, comme un parfait petit ivrogne.
. Comme les autres enfants, pourtant, il interroge incessamment sur le pourquoi des faits, gestes et dires de chacun, et avec d’autant plus d’insistance qu’il avait commencé à donner lui-même réponse à des questions qu’il devait bien se poser lui-même, quand nul autour de lui n’entravait que dalle à ses hurlements ou prostrations métaphysiques. Et si l’enfant bégaie bien un peu, les premiers temps, c’est plutôt la marque d’une science trop sûre du mot juste, de la formulation adéquate, qu’il s’est habitué à trouver, et il lui faudra se rabaisser à un niveau moindre d’expression, accepter de ne pas exactement dire ce qu’il a à dire pour acquérir une allocution fluide, sans a-coups, sans redoublements douloureux. Cette acclimatation lui prendra finalement moins de temps qu’il n’en faudra à la honte et à la peur pour se dissiper de l’émerveillement soulagé de ses géniteurs. Le spectre de l’autisme a disparu, mais sa mère en garde comme une rancœur, elle qui s’était fantasmée, sitôt l’enfant conçu, avec un petit homme, et avait finalement enfanté cette chose, indéniablement vivante, mais à laquelle il manquait l’essentiel, pour ne pas être tenu pour un parfait animal : la parole[1].
. Une extrapolation psychanalytique, concernant une telle enfance, non pas retardée, mais à retardement, serait oiseuse à souhait, et infinie. Une infinité d’explications peuvent être fournies à l’inexplicable. Mais le fait est là, inexplicable : le fait de cette parole à retardement, et c’est ce fait qui me cause. Il nous fait toucher d’assez près ces moments où, dans l’existence, on fait subitement soi-même usage de la parole, où on naît à soi-même. Cet enfant nous enseigne aussi qu’il n’est nullement besoin de mots pour se taire, (avant de parler il n’avait pas besoin de mots pour dire ce qu’il dit désormais avec des mots), et que l’inarticulé et les outrances du silence ne signifient pas absence de parole, mais bien au contraire son travail, sa prise. Et enfin qu’il convient d’affronter tout ce qui en tait et en tarit les voluptés comme les affres, en un mot tout ce qui en nie l’existence.
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Liberté idiote. Quelle autre joie que la joie de vivre pourrait-on vivre ?
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Peinture tirée par les nouilles. Karl Kraus souligne quelque part, à propos de l’artiste peintre et du sculpteur, qu’ils tiennent essentiellement leur liberté d’expression du fait qu’on ne s’exprime pas en se balançant de la couleur ou du plâtre à la figure, mais bien des mots. Et la poésie, l’écriture, souffrent au contraire du fait qu’elles empruntent leur matière première au langage usuel, dont on ne supporte guère qu’il exprime quoi que ce soit. S’élève ainsi une sorte de jalousie hargneuse, de haine, contre la littérature qui use, pour parler, d’outils si efficaces et amusants pour se taire convenablement. On retrouve là, tirée par les nouilles, cette idée soufflée par notre « enfant à retardement » selon laquelle l’usage le plus courant que l’on fait de la parole n’a pas grand-chose à voir avec la communication. Mais c’est aussi une occasion supplémentaire, pour Kraus, de désigner les journalistes de son époque, en considérant l’usage qu’ils font des mots, comme des barbouilleurs de première.
. Aujourd’hui, pour parler le langage de Kraus, conservateurs comme agitateurs du bocal conviendraient assez facilement qu’on nous déverse continuellement des trombes de peinture sur le râble, qu’on nous volcanise de plâtre, qu’on nous farcit orbites comme esgourdes de bronzes capiteux. Et on en redemande, et de la « surenchérée » sinon rien ! Les publicitaires, les propagandistes de tout poil - et les politiques font généralement montre d’une fausse modestie admirable-, rivalisent de prétention artistique et d’outrance pudibonde. Le parler vrai, l’art et la manière de la suggestion, la preuve par l’absurde, l’explication providentielle, les présents perpétuels (tempos comme cadeaux), l’information interactive, la désillusion d’optique, les trompe-l’œil ivoire etc. tout ça est quand même d’une sophistication inouïe, d’un insondable savoir-faire. Et les prolétaires du 1984 de Georges Orwell, ses « interdits de langage », s’ils ne se farcissent plus, comme les bacheliers de Vallès[2], ni de grec ni de latin, ils ne s’en mangent pas moins par la racine carrée, et en réalité, les hommes et les femmes privés de langage (et non pas de son usage, mais ils n’en ont que faire) sont depuis longtemps au faîte de nos édifices et même, désormais, du pouvoir politique.
. Ah ! Artistes néo-communiants, polyplasticiens énarquosyndicalistes, comme je vous adore ! Bientôt… Bientôt, moquait déjà Arthur Cravan, par pure méchanceté et indépendance, on ne croisera plus que des artistes dans nos rues, et on éprouvera les plus grandes peines à y croiser un homme. On doit bien constater que ce temps est derrière nous, et je crois bien que ce temps était le sien : Arthur Cravan a disparu au Mexique en 1917, fuyant la conscription poilante, bichant enfin la vie, une femme palpitante, et amoureux, enfin - duraille à la détente, quand même, le suicidé conférencier au revolver !- enfin amoureux des « vrais gens », excentré : Je respectais la lune avec la timidité des girafes (…)/ La lune qui rêvait comme un cœur d’éléphant[3] On a déclaré le neveu d’Oscar Wilde noyé ou abattu dans la fleur de la trentaine, d’épuisement, par erreur ou crapulerie, mythifié colosse, poète et poids lourd aux nouilles les plus Al Dante de la terre. Il avait découvert la vie, aux Indes Colombiennes. On n’a jamais retrouvé son corps.
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Stéphane Prat


[1] Enfant vient pourtant du latin infans, qui signifie « qui ne parle pas », mais pour beaucoup, précisément, un enfant ne devient un enfant que lorsqu’il se met à parler.
[2] Jules Vallès dédie « le bachelier », le second volet de sa trilogie autobiographique Jacques Vingtras (1879-1886) « à ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim ».
[3] Arthur Cravan. Notes 1917. Pour en savoir plus sur le neveu d’Oscar Wilde, poète et boxeur aux cheveux les plus courts du monde, et notamment zieuter les numéros de sa revue Maintenant, rendez-vous : hic.

5 commentaires:

  1. "Il n’est nullement besoin de mots pour se taire"

    J'adore ce genre de petites phrases d'apparence anodine et dans lesquelles on tombe pourtant comme dans un puit sans fond !!!

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  2. Le Manchot-épaulard veille tôt...
    Rectificatif : Cravan a disparu à l'automne 1918, en fait, et non en 17, et les archives encore disponibles sur le net il y a peu, ne le sont plus.
    La page la plus fournie concernant Cravan se trouve chez les excentriques, ici
    http://www.excentriques.com/cravan/index.html

    Il doit en outre être toujours possible de trouver le "Arthur Cravan, Oeuvres, poèmes, articles, lettres " chez Ivrea, (On y trouve ses poèmes de jeunesse, les 5 numéros de sa revue Maintenant 1912-1915, dont il fut l'unique collaborateur, sous divers pseudonymes. Lettres, documents, témoignages etc...

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  3. Ce texte de notre ami Stéphane donne à "Non de Non" une ampleur qui nous réjouit le coeur.
    Intellligence et claivoyance féroces. Celles que nous aimons.

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