samedi 15 mai 2010

PLUTOT LA MORT QUE L'INJUSTICE

Paradoxalement, le livre de Thierry Lévy : Plutôt la mort que l’injustice, est plus intéressant pour ce qu’il ne dit pas que pour ce qu’il propose véritablement au lecteur… En effet, même si le rappel historique et vulgarisateur qu’il fait de la pensée anarchistes et de quelques-uns de ses représentants les plus actifs est agréable à lire, il ne présente au fond rien de très nouveau. Ainsi, les portraits de Proudhon, Bakounine ou Kropotkine sont bien brossés, mais ne nous apprennent pas grand-chose d’inédit. De la même manière, les exploits des Ravachol, Vaillant, Henry et autres Caserio sont exposés avec talent, mais là encore, mis à part les néophytes dans le domaine de la pensée anarchiste, les lecteurs déjà un peu au fait de tout cela ne découvrent rien de très original…
Mais alors, me direz-vous, où réside l’intérêt de ce livre ? Eh bien, tout simplement dans le parallèle qu’il nous oblige à faire entre ces années 1890-1900 et notre période actuelle. Parallèle que, curieusement l’auteur (qui est pourtant un des avocats de Julien Coupat) ne développe pas lui-même, nous obligeant à nous dépatouiller seuls dans cette voie.
Alors, puisque Thierry Lévy n’y va pas, risquons nous y à sa place…
En effet, quand on se replonge dans l’atmosphère de ces dernières années du 19e siècle et dans les tumultes politiques et judiciaires de l’époque, on est saisi par un double constat. Tout d’abord, on redécouvre à quel point, en matière de droit, ça ne rigolait pas. Un article publié dans un canard politiquement incorrect, et on pouvait se retrouver pour plusieurs années en prison ou au bagne. Les manifestations publiques laissaient régulièrement un certain nombre de cadavres sur le carreau et le simple fait de formuler son attachement à l’idéal socialiste ou anarchiste pouvait entraîner des vexations et maltraitances policières à répétition.
Quand on parle aujourd’hui, en France, d’État policier et d’atteintes aux Droits de l’Homme ou à la liberté d’expression, on est bien obligé de reconnaître que, même si les temps tendent à se rendurcir depuis quelques années, on a quand même encore les coudées bien plus franches qu’en 1900. Et pourtant, de nos jours, on a l’impression que le poids du consensus et de l’euphémisation généralisée est tel que même les plus grandes gueules de nos contemporains ne sont plus capables de dire aux tenants de l’ordre leurs quatre vérités sans avoir l’impression de commettre un crime de lèse-majesté. Alors que pourtant, dans un contexte bien plus difficile, les Zo d’Axa, Fénéon, Jean Grave, Vaillant, Ravachol, Tailhade et compagnie, n’y allaient pas avec le dos de la cuillère. Ils fonçaient droit sur l’ennemi, sans trembler, fiers de leurs idées et de leurs convictions et faisant jeu égal avec le pouvoir en place. La République ? Une mascarade. La Justice ? Un leurre. La démocratie ? Une sale blague bourgeoise… Les forces en présence étaient déséquilibrées, mais les légitimités se valaient.
Les discours qu’ils tenaient alors, ces illustres ancêtres de la contestation, qui pourrait encore les tenir aujourd’hui ? Car même si les règles du jeu étaient alors extrêmement sévères, paradoxalement, ils étaient tellement sûrs d’eux que même les bourgeois les plus conservateurs en arrivaient à les tenir pour être des adversaires parfaitement légitimes. Vous en connaissez beaucoup, vous, aujourd’hui, des leaders d’opinion, des intellectuels, des journalistes dont le poids des mots font trembler les boursicoteurs et autres grands pontes du CAC40 ? Moi je n’en connais pas. Hélas…
L’affaire Coupat, que Thierry Lévy connaît bien, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, n’est pas à lire comme étant un signe que notre époque, avec ses lois sécuritaires, sa lutte anti-terroriste, son renforcement policier, tend à ressembler de plus en plus à ce qu’était la France en 1900. Non, bien au contraire, car Coupat n’est pas Ravachol. Coupat est un petit anarchiste, comme il en existe des milliers, qui ne croit plus en l’avenir, qui ne croit plus en l’espoir. Est-ce lui qui a commandé ou commandité les dommages sur la voie ferrée pour lesquels il a été mis en détention provisoire ? On n’en sait rien, et on s’en fout. Car en 1900, le type qui aurait fait ça, non seulement aurait revendiqué haut et fort son acte, même quitte à y laisser sa tête, mais il aurait dit ses quatre vérités aux juges, aux policiers, aux médias, aux politiciens, tel Etiévant, qui après avoir écouté le président du tribunal lui dire : « Que la loi soit bonne ou mauvaise, je suis ici pour l’appliquer », lui répondait : « Et moi je suis là pour la violer ».
Oui, le livre de Thierry Lévy est inquiétant. Non pas parce qu’il nous rappelle que le régime autoritaire qui se met petit à petit en place n’est pas sans faire songer à ce qui se pratiquait plus d’un siècle plus tôt, mais surtout parce qu’il nous fait constater à quel point, en face, le champ de la contestation et de la rébellion est aujourd’hui désespérément vide, et à quel point il devait être beau ce temps où le rêve d’un monde plus juste était encore possible…

Plutôt la mort que l'injustice, au temps des procès anarchistes, Thierry Lévy, Odile Jacob, 2009.

Stéphane Beau

6 commentaires:

  1. Parle-t-il d'Emma Goldmann ? Je viens de découvrir par hasard qu'elle était morte il y a pile 70 ans hier. Les Etats-Unis, un monde où il ne fit pas bon non plus soutenir les droits de l'individu, et qui sut liquider bien avant l'Europe l'opposition radicale à son fucking "american way of life". .

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  2. Non il ne parle pas d'Emma Goldman, il me semble (s'il le fait, ce doit être très furtif). Il parle surtout des procès anars en France.

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  3. Dites donc... ils étaient «marrants» les présidents des tribunaux à l'époque! Quand icelui dit «Que la loi soit bonne ou mauvaise, je suis ici pour l'appliquer»... Il se prend pour le «représentant de la Loi sur Terre» ou quoi? C'était des illuminés à l'époque, on dirait! Comme si la "Loi" lui soufflait les actes qu'il devait accomplir... comme s'il n'était pas responsable de ses actes! C'est pas étonnant qu'à l'époque ils voulussent leur dire leurs «quatre vérités»...

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  4. Cher Anonyme, pas sûr que l'époque est beaucoup changé sur ce plan là ..Sinon du point de vue qu'il n'y a plus grand monde pour leur "boucler" la présomption..

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  5. Les choses étaient plus claires autrefois, semble-t-il. Des voix s’élevaient pour dire non. Il est vrai qu’elles avaient devant elles un pouvoir politique ou patronal bien identifié.

    Si des ouvriers se mettaient en grève dans une usine, ils avaient en face d’eux le patron fondateur ou son héritier. Celui-ci commençait par dire non aux revendications, puis on trouvait un compromis, car la production ne pouvait pas s’arrêter indéfiniment. Aujourd’hui, on est en présence d’une nébuleuse capitaliste et mondiale composée d’actionnaires. Si votre grève dure trop longtemps, le « groupe » dont votre usine dépend ferme tout, délocalise et s’en va ailleurs. Du coup, plus personne n’ose élever la voix. D’autant plus que le taux de chômage est faramineux.

    Même chose sur le plan politique. Le gouvernement ou le Président de la République représentaient clairement le pouvoir à abattre. Aujourd’hui, nos ministres nous disent qu’ils ne font qu’appliquer les décisions de l’Union européenne. Or qui sont ces gens ? Les députés européens que nous avons élus ? Il paraît qu’ils n’ont pas grand chose à dire et quand ils osent refuser un texte de la Commission, celui-ci repasse un mois après, légèrement amendé pour la forme, et tout le monde donne son feu vert. Donc, qui décide vraiment ? Les lobbyings patronaux qui entourent la Commission. Mais on ne les voit jamais.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Bilderberg

    http://www.syti.net/Organisations/Bilderberg.html


    En plus, tout est devenu volontairement flou pour mieux nous tromper. Comment partir en guerre contre le FMI quand il est présidé par un socialiste et qu’il est supposé venir en aide au tiers-monde ? Alors qu’en réalité cet organisme a d’autres ambitions, faire entrer tout le monde dans un système de dépendance au profit du capitalisme mondial.

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  6. C'est sûr que l'"ennemi" manque de visibilité... Mais j'ai l'impression que cela n'explique pas tout. Je crois que les classes populaires ont perdu toute fierté de ce qu'elles sont. Quand l'ouvrier dont vous parlez, cher Feuilly, s'élevait contre son patron, il ne se sentait pas inférieur à ce dernier. Il se sentait brimé, floué, maltraité, exploité, écrasé, mais pas inférieur. Il ressentait un sentiment d'injustice. Et quand il s'opposait, c'était un rapport de force, pas de pouvoir. Aujourd'hui les hiérarchies, réelles ou symboliques sont tellement bien ancrées dans les esprits que les contestataires se retrouvent vite plus occupés à grimper dans les strates hiérarchiques qu'à faire bouger le système... Et quand ils ressentent une injustice, ce n'est pas celle d'être exploités, mais celle de ne pas pouvoir s'élever...

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