mercredi 26 mai 2010

SERIE CRIMINELLE

synopsis du déjà vu. Cette série télévisée a la délicatesse de ne s’occuper que de criminels psychopathes. Son dernier épisode s’ouvre par une citation, en « voix off », de Blaise Pascal. Un petit quelque chose sur le vertige de l’amour, bien senti, absolument tragique. Mais cette maxime, dans ce contexte, entendue sur les gros plans pornographiques d’une famille décimée, démembrée, au sens propre de ce terme, libère le parfum neutre d’une pensée morale sans épine, aussi inoffensive et vaine qu’à sa place à peu près n’importe quelle phrase publique de Nicolas Sarkozy sonnerait comme un ordre de révolte, de purification éthique, de terrorisme à la nique-ta-mère à l’explosif. Les profileurs de cette série font ensuite face à des récidives de plus en plus élogieuses et reconnaissantes. Les tortures qu’ils doivent reconstituer à partir des restes humains que cet allumé sème sur son passage atteignent une simplicité insupportable, et envoient à chacun(e) des messages si clairs et personnels que les enquêteurs en sont bientôt réduits à écumer les égouts de leur propre humanité, et l’empathie, si indispensable à leurs investigations, ennemi nécessaire, les abandonne à leur sort. Rapidement ils finissent par ressembler de suffisamment près au jobard qu’ils traquent pour douter de son existence même, comme de leur premier syllogisme moral. A chaque nouveau crime, ils ont un temps d’avance encore plus court sur eux-même et ne supportent plus de se manquer de si peu. En désespoir de cause, ils convoquent la télévision, les journaux, qui ne parlent bientôt plus que des supplices extraordinaires que cet ennemi public promet à quiconque lui témoignera de la peur, de l’indignation, de l’admiration. L’Etat s’en mêle et multiplie les intimidations, les menaces, en direction du barge, et à chaque drame un de ses représentants apparaît, outré, dur. Azimutés, entraînés par les lames de fonds qu’ils ont eux-mêmes déclenchées par l’opinion publique, les enquêteurs psychologues retournent la nation sens dessus dessous et de fonds en comble pour finalement découvrir le « frappadingue en série » confortablement installé dans sa résidence présidentielle, occupé à visionner, sur ses petits écrans plats, les faits et gestes de ses sbires, de ses ennemis, vivant grassement sur le dos de ses névroses comme de ses frustrations. Le schéma de ce genre de série, comme le schéma de notre actualité, est toujours, de près ou de loin, lié aux mêmes mécanismes de pouvoir. Et leur fin, à proprement parler, est toujours la même. Pourtant, cette fois à nouveau, on ne l’aura pas vu venir.

Non, c’est non. Le noir éclaire nos zones d’ombre et irradie de nuances pures et saugrenues, de morts vivantes, c’est désormais banalité que de le rappeler. Il atteint ces tropiques irrespirables sous lesquels nos convictions les mieux chevillées rejoignent parfaitement nos peurs, nos superstitions et nos folies ordinaires, comme l’ombre, le reflet, l’écho, dans des circonstances favorables, se confondent avec leur source vive. L’auteur de polar peut intriguer autant qu’il l’entend, s’il n’accède à cette clairvoyance paradoxale, il ne présentera jamais que de la « blanche » qui a mal tourné, du conforme non conformé; et inversement un noiraud authentique (voir le cinéma d’Alfred Hitchcock ou celui de Douglas Sirk) fera de la banalité la plus confondante un cauchemar de confusion. Il va du refus et de nos insatisfactions, comme du noir et de nos superstitions ; si celles-ci gardent le dessus, il est à craindre qu’on refuse essentiellement de se regarder en face.

Frayeur par effraction. Ce n’est le plus souvent pas le caractère odieux du crime qui nous effraie, mais l’art de la diversion qu’à son épreuve nous nous révélons à nous-même, le déploiement inépuisable de son fait dans notre esprit, qui leurre nos déductions les plus prudentes et ruine jusqu’aux assises sceptiques de notre jugement. On change un criminel pour un autre suivant une conviction intime tout aussi déterminée que la conviction contraire l’était cinq minutes plus tôt, à l’appui de preuves souvent identiques, mais qui procèdent de petits arrangements avec soi-même, décident sur le tas et au petit bonheur des dissimulations à dévoiler et de celles qui demeureront actives. Ce jeu n’est pas infini mais il est incontrôlable. La terreur se comporte, dans tout esprit humain, exactement comme chez elle.

Etre à la philosophie ce que Peter Falk est au cinéma. Avec toute philosophie, il convient de se comporter comme le lieutenant Colombo avec une suspecte éplorée : feindre d’avoir oublié la question qui vous a amené(e) à la questionner, l’inviter à pallier à vos insuffisances et à débrouiller elle-même l’énigme qu’elle vous oppose, en levant adroitement les contradictions, les incohérences de ses propres allégations, et ne poser la question cruciale qu’en prenant congé d’elle, l’air confiant, la main sur le front, la vue la plus basse possible. Si elle ne vous propose que le silence, vous pouvez encore lui laisser le bénéfice du doute et vous préparer à une enquête âpre, où aucun détail ne sera à négliger, où l’excès de confiance travaillera sournoisement contre soi. Mais si la philosophie cuisinée parvient à formuler la seule explication acceptable, la seule capable de la sortir de son mauvais pas aporétique, vous pouvez être certain(e) de la confondre sans devoir vous fouler outre mesure : ce n’est plus qu’une question de temps.

L’exquisité du cadavre. Le flegme, l’humour désabusé du médecin légiste est un ressort criminel inaltérable, qu’aucun acide ne corrodera, qu’aucune surprise ne peut distordre. Et je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu parler ni vu, en réalité comme en fiction, de légistes insatisfaits au point de garnir eux-même leurs chambres froides. Ils semblent bien se contenter de ce que la vie leur donne. Il faut croire que ces médecins-là aiment beaucoup trop la mort pour la donner.

L’énigme. En noir et en blanc, l’existence reprend instantanément de sa couleur véritable.

Simenon et le crime d’exister. Maigret : Vous venez de me dire que vous ne connaissiez pas cet homme. Pourquoi alors l’avez-vous tué ? Le juge : Moi !? Mais je ne connaissais pas cet homme, pourquoi donc aurais-je tué un homme que je ne connais pas ? Maigret ne s’offusque pas que le juge lui retourne sa question, bien au contraire. Il vient pourtant de le surprendre sur le pas de son perron, en sueurs, exsangue, tirant vers la mer le cadavre de cet inconnu enroulé dans un tapis. Une scène d’une transparence parfaite. Pourtant, Maigret entend la sincérité du juge, blême, au bord de la suffocation dans la lumière aveuglante de la cuisine où ils ont rentré le corps. Ils l’ont installé sur la table et interrogent ensemble sa présence inexplicable. Le juge est proprement éberlué, et son incrédulité est déjà moindre quand il se tourne vers le commissaire, qu’il ne connaît pourtant que depuis quelques minutes et qu’il n’avait à priori aucune chance de rencontrer devant sa maison alors qu’il tentait d’en faire disparaître un macchabée. Il ne fait pour Maigret aucun doute que le juge se demande en toute bonne foi ce que cet homme fait là, froid, étendu sur la toile cirée de sa table de cuisine. Dès cet instant, Maigret le croit. Et alors que tout désignera ensuite plus lourdement le juge, Maigret continuera de le tenir pour innocent, se fiant non pas à une intuition, ou à une impression favorable produite sur lui par cet homme très suspect, mais tout bonnement à ce raisonnement d’allure tautologique : si on peut certes tuer un homme qu’on ne connaît pas, on ne peut tout de même pas avoir tué un homme qu’on n’a jamais vu ![1]

C’est une caractéristique constante, non seulement des personnages de la série des Maigret, mais des personnages de Simenon en général, que de s’en tenir finalement à la vérité, même quand ils mentent sur le fond ou ne veulent pas savoir grand-chose d’eux-mêmes. Pour la plupart en fuite, y compris Maigret peut-être, les doubles de Simenon, quoiqu’ils fassent et aussi loin qu’ils fuient, finissent par se rattraper au coin d’une rue, en allumant une cigarette, en apercevant dans la vitre d’une voiture la silhouette d’une femme, d’un homme qu’il n’a jamais vu auparavant et qu’il ne reverra plus : si on peut certes changer, et éventuellement changer le monde en changeant, on ne peut pas changer de monde.

Stéphane Prat


[1] Ce raisonnement est tenu par le juge lui-même, dans la nouvelle de Simenon, Maigret et le juge. On doit cet extrait, et cette réplique du juge qui sonne comme un aphorisme à Bertrand Van Effenterre qui en faisait l’adaptation pour la télévision en 1992 : Maigret et la maison du juge, où Jules Maigret est joué par Bruno Crémer, tandis que Michel Bouquet interprète le juge.

2 commentaires:

  1. Exquises, ces lignes sur l'exquisité du cadavre. Le reste aussi. Mais ces lignes, tout particulièrement.

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