Une question me turlupine, comme on disait jadis dans mon Poitou natal, et, ma foi, quand une question vous turlupine, il est désagréable de la garder par-devers soi.
Aussi mettrai-je à profit cette correspondance pour vous en faire part et, si cela vous chante et au cas où cette question vous turlupinerait itou, il vous sera loisible de m’y apporter, sinon une réponse lapidaire, du moins d’y ajouter vos propres questionnements.
Le malheur des hommes vient, pour une bonne part du moins, d’un sentiment, réel ou fantasmé, confus ou parfaitement clair, d’une profonde solitude.
Une espèce de sensation d’être orphelin, un sentiment d’abandon, et les conditions qui sont faites à la vie dans ce bordel socio-économique sur lequel est organisé le monde, y sont pour beaucoup.
Solitude morale, affective, intellectuelle, solitude des profondeurs, solitude des intimes fondamentaux, solitude des corps écrasés par la foule des anonymes.
Cette séparation est le fruit, à mon sens, d’un désamorcement parfaitement stratégique et délibéré de la goupille humaine qui sommeille en chacun de nous : notre exigence de bonheur et de jouissance.
Car cette exigence est incompatible avec tout le système coercitif, système qu’il est vain de détailler ici.
Des hommes qui seraient heureux ne seraient pas très faciles à diriger, Roland…Mieux vaut, pour les assassiner d’images et les engluer dans une vile servitude, les isoler préalablement et en faire des frustrés, cloîtrés dans l’illusion. Ainsi, la recherche du bonheur s’est-elle transformée en image du bonheur, en codes, en miroirs etc. Vous savez tout ça.
Séparer les gens d’eux-mêmes et les séparer les uns des autres, voilà la clef de l’aliénation, du point de vue même de l’étymologie du mot. Une dictature de la solitude a été insidieusement mise en place, à notre barbe contemplative.
Debord et les situs avaient dénoncé bien mieux que moi cette stratégie de l’enfermement des gens dans leur appartement destinée à vider les lieux sociaux de la rencontre, sans qu’il me soit nécessaire d’à nouveau la décrire.
À l’époque, une anecdote courait les rues, vraie ou fausse peu importe, l’important est qu’elle courait et était donc présente dans les têtes : il aurait été installé dans les rues de Chicago des statues d’apparence vraiment humaine. Le passant esseulé, en proie au désarroi et à la mélancolie, mettait un dollar dans la statue et celle-ci s’animait soudain, lui tendait la main et lui demandait comment ça allait.
Mon questionnement dans tout cela ? Internet qui fige les gens chez eux, devant un écran et un clavier, qui permet de demander à un quidam situé à l’autre bout de la nuit si ça va bien, qui donne l’illusion d’amitié, de fraternité et de connivence cérébrale, est-il un nouvel humanisme sans codes ni frontières, donc un danger pour les forces de l’aliénation, ou avons-nous tout simplement sombré dans un des plus intelligents avatars de la stratégie de l’enfermement ?
Voyez que la question est vaste.
Et dangereuse.
Tenez, Roland. Vous, nos deux compagnons, les deux Stéphane je veux dire, et moi-même , faisons ce blog ensemble, nous nous apprécions, nous avons des réactions et des sentiments humains les uns envers les autres, nous nous demandons comment ça va, et nous ne nous sommes jamais croisés et peut-être ne nous croiserons-nous jamais…
Le pouvoir, alors, peut dormir sur ses deux oreilles, si les gens ne vivent leurs affinités et leur désir d’un monde humain qu’à travers leur petit écran et l’alphabet d’un clavier.
Les statues de Chicago sont-elles devenues si puissantes ?
Telle est la question, qui, souvent, me turlupine.
Bien amicalement à vous
:
Bertrand
Si si, les deux Stéphane se sont rencontrés !
RépondreSupprimerJe suis curieux de lire la réponse de Roland. Mais l'idée de "rencontre" n'est aucunement obligatoirement liée, pour moi, à une dimension "physique". Je parle tous les jours avec des hommes et des femmes que je ne "rencontre" pas. Par contre, je peux parler de "rencontres", avec des auteurs comme Nietzsche, Laforgue, Palante...
Et si on reste sur la "rencontre" entre Stéphane Prat et de moi-même, nous avions même mis en avant tous les deux, dans un échange repris dans "L'Apiculture post-moderne" (Coll. Les A-côtés du Grognard) que si cette rencontre avait eu lieu concrêtement, dans le cadre de nos vies quotidiennes, nous n'aurions jamais pris le temps de creuser ce qui pouvait nous rapprocher : nous nous serions plutôt retranchés derrière ce qui nous opposait...
Mon cher Bertrand,
RépondreSupprimerTa question, posée à Solko, l'est à chaque lecteur de cette lettre ainsi publiée.
Et j'ai bien envie de tenter d'y répondre, à ma façon.
Vois-tu, Bertrand, il y a des gens qui sont d'emblée de plain-pied avec l'heure et le lieu. Pour ceux-là, qui s'accordent à chaque instant avec eux-mêmes, les jours sont légers, rien ne leur pèse, rien ne leur est obstacle.
Il m'arrive d'être de ceux-là ou plutôt, d'avoir tant à faire, que les jours se mêlent aux flux des heures, et qu'être au monde se confond avec ce que l'on y fait.
Quand je suis devant l'écran de mon ordinateur, c'est tout autre chose qui survient. Là, je prends du temps (parfois tout mon temps), pour penser. Pas ce penser fugace qui court au ras des choses, mais celui qui exige d'entrer en soi avec tels mots et pas tels autres. Je ne pense pas devant l'écran vide, l'écran blanc, puisque je n'écris pas, mais devant le texte de tel ou telle, les contributions de tel ou telle, ces textes qui nous disent en quelque sorte de quoi nous sommes secrètement faits.
Et c'est là que s'ouvre pour moi un monde sans doute magnifié à proportion de ce que j'y prends, de l'angle qu'il me donne par rapport à celui que je m'étais forgé.
Sans doute parfois suis-je vis-à-vis de cet écran et des visages qu'il prend pour moi, de la dernière dépendance, mais je me convaincs facilement qu'il y a là aussi une vraie vie ; celle avec des amis que j'ai rencontrés sans d'autre intérêt que l'écoute (réciproque) des respirations qu'on donne à nos vies ; ça n'est pas dénué d'importance.
C'est au contraire, je le pense, ainsi aussi que se bâtit notre attention, toute notre attention au monde. L'attention des amis nous y accorde une part très belle.
Et je m'imagine qu'il serait terrible que cela doive finir un jour.
Merci, Michèle, de ce commentaire...
RépondreSupprimerDans sa question cependant, son questionnement plutôt, Bertrand ne déniait pas à l'usage d'Internet son potentiel de vie comparée à un potentiel plus réel qu'auraient (très hypothétiquement) les rencontres physiques,entre amis faits de chair et d'os...
Internet dans sa pratique critique et littéraire est aussi vivant, et peut-être plus, que ne le sont les lectures des écrivains sur support papier.
L'échange est direct, spontané.
Que la littérature, la critique, le groupement par affinités, passent désormais via Internet, nous le savons bien et c'est incontournable....
Le questionnement était, et demeure, de l'ordre de la "stratégie sociale" : en quoi cette nouvelle forme de la communication, et ses contenus, peut-elle inquiéter le pouvoir aliénant, coercitif et dominateur contre lequel nous sommes en guerre ( non virtuelle) depuis des lustres ?
Cette forme est-elle la résultante de notre libre arbitre ou, comme le souligne très justement Solko, nous a t-elle été imposée ?
La réponse à cette question change toutes les données, tant nous sommes convaincus que le pouvoir ne donne à quiconque ( et ce depuis la nuit des temps) "de bâtons pour se faire battre"
Bien cordialement