vendredi 28 mai 2010

LETTRE #6

Cher Roland,

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Je commencerai par une sale image qui m’avait donné la nausée, il y a de cela une dizaine d’années, sur un parking de supermarché, un Intermarché très exactement, à Mauzé-sur-le-mignon plus précisément, vous savez, le Mauzé de ce cochon de Morin des Contes de la Bécasse.

Bref, c’était aux alentours de Noël. Les livreurs s’affairaient à remplir les rayons de peluches, de barbies, de chocolateries, de champagne plus ou moins frelaté et autres cochonneries de la fête obligatoire autour de l’improbable naissance d’un dieu encore plus improbable.

Et voilà que voici qu’un livreur perché sur son Fenwick se met à transbahuter parmi les rayons fortement achalandés, des palettes entières de livres pour ceux qui voudraient fêter dieu en cultivant leur jardin. Des livres de Rimbaud réédités dans une collection minable, sur un papier minable avec une couverture minable.

Ça n’est point que je tienne rigueur à la consommation de masse de se pencher sur Rimbaud…Mais j’étais certain que pour la clientèle de l’Intermarché de Mauzé, il y avait là beaucoup, beaucoup trop de Rimbaud pour être décemment lus.

Rimbaud, donc, était devenu un produit de masse, une idée de cadeau, un présent au même titre qu’une bague, un portable, une tronçonneuse ou je ne sais quoi encore.

C’est une image réelle, vécue, mais je vous la sers en guise d’allégorie…

Rimbaud est devenu en fait ce que les gens en ont fait et en premier lieu les discoureurs les plus abscons de la littérature. A force de dire qu’il était un découvreur, un déstructurateur du langage poétique, on a fini, ça a pris du temps mais on a fini quand même, par en faire une mode obligatoire, le nec plus ultra de la finesse en poésie mutine en même temps qu’une institution forcément à fréquenter au risque de passer pour un vil béotien.

C’est un poncif : On dit qu’il aurait ouvert la porte à toute la horde surréaliste. Qu’il est à cette école ce que Bernardin de Saint-Pierre fut au romantisme. Soit. Ne dénions pas à Arthur Rimbaud sa vision autrement du monde et l’intelligence sensible avec laquelle il nous fit part de cette vision autrement.

Mais, comme toutes les grandes choses mises à la portée des trivialités marchandes et de leur confusionnisme intéressé, il a évidemment sombré dans la vulgarité de ses exégètes. Et je vous suis bien Roland, quand vous semblez vous agacer de tous ces poètes autoproclamés qui pensent qu’écrire difforme et cul par-dessus tête en torturant la langue dans tous les sens suffit à livrer du monde la vision chaotique de la poésie et à brandir le drapeau toujours sympathique et échevelé de la révolte.

Pourtant la destructuration du verbe est une chose des plus ringardes. Dès 1956, Debord écrivait dans son rapport sur la construction des situations : « L’erreur qui est à la racine du surréalisme est l’idée de la richesse infinie de l’imagination inconsciente. La cause de l’échec idéologique du surréalisme, c’est d’avoir parié que l’inconscient était la grande force, enfin découverte, de la vie. C’est d’avoir révisé l’histoire des idées en conséquence, et de l’avoir arrêtée là. Nous savons finalement que l’imagination inconsciente est pauvre, que l’écriture automatique est monotone et que tout un genre « d’insolite » qui affiche de loin l’immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant .»

On ne peut mieux dire et ces mots d’un demi-siècle d’âge sont hélas d’une brûlante actualité.

On m’a souvent fait le gentil reproche d’user d’une langue classique…

J’assume évidemment, et ce, pour deux raisons.

La première est que je suis persuadé que le miel est plus délectable que l’étiquette du pot.

La seconde, plus essentielle encore, c’est que c’est de cette langue écrite et entachée d’un certain classicisme, que je tire le plus de plaisir. Mon approche du monde, ma friction à son âpreté, dans ce qu’elle a d’authentique et de vécu, a besoin du sujet, du verbe et du complément pour être dite sans ambages.

Si nous sommes en révolte contre un monde structuré de telle manière qu'il ne nous plaît pas, ça n'est pas en mettant du désordre raisonné dans notre écriture que nous le mettrons en danger. Cette façon de procéder, encore une fois, fissure l'image en laissant intact le réel et lâche la proie pour l'ombre.

Et j’en termine, cher Roland, sur ce vieil adage : Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !

Certes. Encore faut-il qu’il y ait de quoi se mouiller les amygdales dans le susdit flacon.

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Amitiés sincères et polonaises

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Bertrand

3 commentaires:

  1. Je ne sais pas trop si nous sommes autorisés à intervenir dans ce qui semble être une correspondance entre deux amis ? D’un autre côté, c’est un site ouvert à la polémique n’est-ce pas ?

    Bref, d’abord merci pour cette citation de G. Debord… Ou plus exactement, puisque finalement peu importe qu’il en soit l’auteur, l’idée qu’il défend est si juste; du moins concernant l’importance excessive accordée au rôle de l’inconscient dans la création littéraire (c’est intéressant d’ailleurs, parce qu’à travers cette référence à l’inconscient, on conjugue un élément singulier, la singularité d’un génie créateur façon romantique, et un élément qui excède l’individu, par quoi on revient à une forme d’universalité).

    Mais, je voudrais quand même revenir sur un point : vous faites l’éloge de la langue classique, dans la veine du « ce qui se conçoit bien s’enonce clairement »… Mais, la langue n’a-t-elle pour seule finalité que de rendre compte du monde, d’épouser avec le plus de fidélité possible ses contours, son âpreté comme vous dites… Vous conviendrez sans doute que non… C’est intéressant de jouer aussi sur la syntaxe pour créer des « effets », pour faire ressentir au lecteur quelque chose qui relève de la chair du verbe, de son épaisseur, peut-être également pour faire entendre une autre musique que celle du monde (spontanément, je pense à Duras).

    D’ailleurs le monde n’est qu’à l’image de la langue que l’on parle. Mais il y a autant de mondes qu'il existe de registres de langage...

    Bien à vous.

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  2. Bien sûr que le site est ouvert à la polémique, et que cette conversation entre amis peut être le support de toute sorte de commentaires. Bertrand lui-même se fera un plaisir de répondre à ce que vous lui demandez.
    Je me contente simplement de préciser que cette correspondance entr enous a eu pour origine une réflexion sur la poésie elle-même, et sa tendance, hors toute contraints, à errer en effet dans le champ du conformisme le plus plat en s'y croyant autorisée par un argument d'autorité que le personnage de Rimbaud (je dis bien le personnage), scolarisé à outrance, me semble incarner à merveille. La question du roman (ou du récit), me semble d'une autre nature. Encore que le roman attaché à dire le monde, comme le grand roman russe ou balzacien, me parait de très loin supérieur à ce que proposa Duras, ou même le Nouveau roman, en tout cas, d'une perspective infiniment plus généreuse et susceptible de traverser la durée.

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  3. Oui, comme le dit Roland, ces correspondances sont publiques et les interventions y sont non seulement autorisées mais souhaitables.
    Un texte court, ou une lettre comme tel est ici le cas, est forcément elliptique et c'est la raison pour laquelle, Christian, votre questionnement est bien légitime quant à une langue qui resterait figée, hyper-classique pour parler du monde, et quand je dis monde j'entends aussi bien sa réalité objective que l'idée qu'on s'en fait, en nous.
    Bien sûr que la syntaxe est modifiable hors les règles académiques, et accompagne admirablement le propos quand on lui tord un peu le cou, spontanément. Une phrase sans verbe, un infinitif isolé, des inversions spontanées, une négation sans le "ne", tout cela coule de source sous le flux de l'écriture.

    Mais entre ces licences et un désordre hyper travaillé, je dis bien hyper travaillé,un désordre militant qui voudrait ressembler à un écoulement sublime du subconscient et dire vous voyez comme ce que je pense, ressens, est tellement grand et douloureux que c'en est intraduisible, il y a une marge.
    Et non des moindres : celle du message clair. Presque du respect du lecteur.

    Bien cordialement à vous et merci de votre intervention

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