dimanche 26 septembre 2010

LOUIS DUMUR, COCO DE GENIE !

Les Éditions Tristram rétablissent une injustice : elles sortent de l’oubli le nom de Louis Dumur (1860-1933). Cet auteur d’origine genevoise eut pourtant son importance dans l’histoire des lettres, puisqu’il fut avec Alfred Vallette le fondateur du nouveau Mercure de France. S’inscrivant dans la mouvance fin de siècle et décadentiste, Dumur signa de nombreuses œuvres qui tomberont en désuétude. Une disgrâce qui s’explique peut-être par le tour déplaisamment revanchard que prit sa plume à l’issue de la Première Guerre mondiale…

Reste qu’Un coco de génie, paru en 1902, réserve un authentique bonheur de lecture. Le style de Dumur est délectable. Un art consommé de la description des paysages et des caractères, hérité en droite ligne de la meilleure veine naturaliste, s’y perçoit dès l’incipit. Mais on appréciera que, contrairement à celle de beaucoup d’auteurs appartenant à la même génération – marqués souvent par une certaine débauche lexicale et ce penchant au « macaque flamboyant » que l’on prêtait au Belge Camille Lemonnier –, l’écriture de Dumur repose sur une efficace économie de moyens. Très peu d’adjectifs dans cette prose ; plutôt une variété de substantifs et de verbes qui suffisent à peindre et colorer les actions, les attitudes et les physionomies. Dumur, ou quand la sobriété et la précision se font art.

Et puis il y a l’originalité de l’histoire… Frédéric Loiseau débarque de Paris chez son cousin Vincent Têtegrain, en vue de passer ses vacances au calme dans la petite ville de sa jeunesse, Saint-Caradeuc, dans la Nièvre. Reçu en roi par sa famille d’accueil qui compte le ragaillardir à coup de spécialités du cru, Frédéric se laisse bercer par la douceur de vivre de cette microsociété qui le dépayse salutairement de la frénétique capitale. Expérience digne du Temps retrouvé : l’enfant prodigue est amené à recroiser la faune locale qu’il côtoyait jadis, transformée par les affres des ans certes, mais comme préservée par l’air pur et la simplicité des mœurs.

Parmi ces figures, celle de Charles Loridaine, le fils du grainetier, attire tout particulièrement son attention. Car le bougre semble nourrir une prédisposition hors du commun pour la création littéraire, qui tranche avec son milieu social et l’éducation qu’il a reçue. Un soir notamment, lors d’une réception du côté des Chamot, Frédéric assiste au triomphe de Loridaine, qui déclame un long poème épique, en alexandrins ciselés, relatif à la tragique situation des Boers en Afrique du Sud. Cette composition sonne étrangement aux oreilles de son nouvel auditeur : elle lui rappelle une autre pièce sur laquelle elle serait calquée. Diantre : c’est Victor Hugo, rien moins, que s’est ici réapproprié sans vergogne ce coquin de Loridaine !

Frédéric va cependant découvrir, au fil de la discrète enquête qu’il entreprend, un cas qui dépasse de loin le traditionnel plagiat. Loridaine s’avère être un somnambule qui, lisant la nuit, à son insu, de grands classiques, les régurgite moyennant de légères adaptations le matin venu, comme il le ferait de ses trouvailles. Un surdoué inconscient, en somme, qui réécrit de A à Z Madame Bovary ou Hamlet ! Va-t-il falloir laisser régner cette supercherie involontaire ou révéler le pot aux roses avant qu’un drame ne survienne ? Frédéric hésite, dans la mesure où l’affaire se complique d’une idylle qu’il s’agirait de ne pas voir voler en éclats, entre Loridaine et la fervente admiratrice de son talent.

Au-delà de ses aspects éminemment drolatiques, ce récit permet une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur les notions de l’inspiration, du génie, de la reconnaissance littéraire et de la folie à laquelle leur quête respective peut confiner. Dumur a en effet sondé toutes les implications du « mal » qui frappe Loridaine, tant au niveau de ses symptômes que de ses prolongements psychiques, familiaux, affectifs, etc. On lui pardonnera de commettre de grossières approximations quant au diagnostic qu’il pose sur les manifestations cliniques du somnambulisme : le livre n’est pas un traité d’hypnologie, juste une excellente fable contemporaine qui prend des accents prémonitoirement borgésiens, lorsque Dumur conclut : « Qui sait si les hommes de génie ne sont pas, eux aussi, des somnambules ?... les somnambules d’œuvres écrites de toute éternité, existant déjà dans d’autres planètes ou dans d’autres mondes, peut-être, que nous ne soupçonnons pas !.. ; Un philosophe, dont je ne me rappelle plus le nom, n’a-t-il pas émis l’idée du retour éternel des choses ?... Qui sait ?… »

Dumur sommeillait quelque part sur un rayonnage de cette bibliothèque infinie qu’est l’univers. Le voici dépoussiéré, donc ressuscité.

Frédéric Saenen

Louis DUMUR, Un coco de génie, Éditions Tristram, 19 €, 245 pages.

3 commentaires:

  1. Ravie de lire cette chronique. J'ai beaucoup apprécié "Un coco de génie" de Louis Dumur, que j'ai lu après que j'en ai découvert cette autre chronique dans les "Notules dominicales de culture domestique n°450 - 13 juin 2010", de Philippe Didion, qu'on peut lire ici :

    http://pdidion.free.fr/notules_2010/notules_2010_juin.htm

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  2. Le lien ne fonctionnant pas dans mon précédent post, je prends la liberté de faire un copié-collé de la chronique de ce livre par Philippe Didion :

    JEUDI.
    Lecture. Un coco de génie (Louis Dumur, Mercure de France, 1902; rééd. Tristram avec une postface de Jean-Jacques Lefrère, 2010; 216 p., 19 €).
    Voici enfin, après une longue attente meublée de lectures pas toujours enthousiasmantes, le roman de l'année. Et le fait que ce soit de l'année 1902 ne change rien à l'affaire. Un coco de génie est un vrai roman, inventif, passionnant, bien écrit, drôle et loin d'être superficiel. Il raconte l'étrange histoire de Frédéric Loiseau, un jeune Parisien amené à séjourner quelques semaines à Donzy, petite bourgade de la Nièvre. Sur ces terres sévit le poète local, Charles Loridaine, qui ne manque pas une occasion de réciter ses vers lors des soirées locales pour le plus grand plaisir de ses compatriotes qui le moquent allègrement. Amené à subir l'une de ces soirées, Frédéric Loiseau est pris de la même sensation de malaise que Vincent Degraël, personnage du Voyage d'hiver de Georges Perec à la lecture du livre d'un certain Hugo Vernier découvert dans un grenier, "une sensation de malaise qu'il lui fut impossible de définir précisément, mais qui ne fit que s'accentuer au fur et à mesure qu'il tournait les pages du volume d'une main de plus en plus tremblante : c'était comme si les phrases qu'il avait devant les yeux lui devenaient soudain familières, se mettaient irrésistiblement à lui rappeler quelque chose, comme si à la lecture de chacune venait s'imposer, ou plutôt se superposer, le souvenir à la fois précis et flou d'une phrase qui aurait été presque identique et qu'il aurait déjà lue ailleurs [...] esquissant une configuration confuse où l'on croyait retrouver pêle-mêle Germain Nouveau et Tristan Corbière, Villiers et Banville, Rimbaud et Verhaeren, Charles Cros et Léon Bloy." Chez Perec, Degraël s'aperçoit que Vernier a écrit du Hugo avant Hugo, du Verlaine avant Verlaine, du Mallarmé avant Mallarmé. Pour Frédéric Loiseau, la chose est un peu différente : les vers que Loridaine prétend avoir composés l'ont déjà été par les plus illustres poètes. Il est même l'auteur d'un Loridan, prince d'Islande qui recopie Hamlet et d'un roman de moeurs dont l'héroïne, Emma, est l'épouse d'un certain docteur Pécari... Alors, Charles Loridaine, plagiaire ? Pas si simple et on ne dévoilera pas ici les raisons qui le rendent certain d'avoir lui-même composé certaines des plus belles pages de la littérature. Toujours est-il que Louis Dumur - le Dumur qui apparaît dans presque toutes les pages du Journal littéraire de Léautaud en sa qualité de bras droit d'Alfred Vallette au Mercure de France - fait de cette histoire un roman impeccable, tout en mesure. Mesure dans la peinture de la vie de province dont la critique ne tourne jamais à la charge, mesure dans la peinture des personnages qui ne sombre jamais dans la caricature, mesure dans le style, précis comme on l'aimait à l'époque mais pas précieux. Avec, pour enrober le tout, un humour d'une finesse parfaite qui ajoute au plaisir de la lecture.
    Curiosité. Dans sa postface, Jean-Jacques Lefrère affirme qu'Un coco de génie n'est "en rien un roman à clefs". Certes. Cependant, en découvrant le nom du poète, Charles Loridaine, j'ai immédiatement reconstitué celui de Lorédan Larchey, conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal et auteur très actif du vivant de Dumur, contacté par Baudelaire au moment où celui-ci rêvait d'entrer à l'Académie française. Maintenant, pour ce qui est de connaître les éventuels rapports entre Dumur et Larchey (absent du Journal de Léautaud) et ce qui dans ceux-ci aurait pu susciter l'envie du premier de faire figurer le second sous des traits plutôt ridicules dans un de ses livres, il faudra faire appel à plus calé que moi.

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  3. Chez moi le lien marche, mais comme ça ce sera plus simple, en effet.

    La réédition du roman de Dumur nous apporte également l'occasion de saluer le travail de Jean-Jacques Lefrère et son souci de maintenir à l'honneur la littérature de la fin XIXe début XXe.

    Je signale notamment sa biographie de Jules Laforgue chez Fayard qui constitue pour le moment la somme de connaissance la plus précise sur ce doux poète.

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