jeudi 9 septembre 2010

LA VIE A MORT

Le libraire mort-vivant (ou l’inactualité du livre). J’étais passé présenter Ethique à Quauhnahuac 1 à ce libraire. Un ouvrage collectif consacré à Clément Rosset, auquel le philosophe avait brièvement et magnifiquement participé. Au début de la même année, Clément Rosset avait fait paraître Tropiques, recueil de textes inspirés par un récent voyage au Mexique, livre que j’avais d’ailleurs commandé dans cette même librairie. Quelques semaines avant ma visite, encore, un introuvable, la folie sans peine, co-signé par Clément Rosset, reparaissait aux P.U.F dans une collection dirigée par Roland Jaccard, avec lequel Rosset, selon mes sources dormantes, aime à se mesurer au jeu des échecs. Mais il faut croire que pour ce libraire, écrire des livres ne suffit pas à faire de vous leur auteur, pas davantage que voyager ou jouer assidûment aux échecs ne saurait garantir à quiconque d’être réellement en vie, car il concluait notre entretien en me demandant, l’œil inquisiteur et endurci par le reproche, si je lisais aussi des auteurs vivants.

Ombre et lumière. Si la famille Stevenson avait su… Elle se serait pour commencer épargnée la culpabilité du désastre de sa santé, l’exil incessant destiné à maintenir les poumons de leur petit Robert Lewis au sec, ce qui lui développerait en douce, entre bienséance et bonne conscience, le sixième sens de la bohème et de l’errance. Son père se serait ensuite abstenu de lui couper les vivres lorsqu’il s’est mis en tête de rejoindre Fanny Osbourne, femme mariée, à Monterey, le temps qu’elle obtînt le divorce. Et il n’aurait jamais ourdi la censure dégobillante des écrits avec lesquels, précisément, R.L Stevenson comptait financer pauvrement son émigration. Ainsi ses écrits « d’émigrant amateur2 », dont Stevenson attendait quelque maigre retour financier, étaient-ils remisés, par anathème paternel, à mesure qu’il les expédiait en Europe pour publication, le laissant macérer à sa guise, outre-atlantique, dans l’inutilité misérable ou le travail contre-nature. Non seulement la disgrâce déterminerait davantage R.L Stevenson à partager sa vie avec Fanny Osbourne et ses rejetons, mais la misère aurait pour effet essentiel de frotter son caractère au souffre de l’oisiveté et d’étalonner son sang froid sur le fil ténu de l’asphyxie. Il ne faut miser ni sur la maladie ni sur les accès diphtériques de la faim pour contenir l’amour de l’existence. Ils en sont au contraire les plus puissants aiguillons.

Guerre et paix. Pendant la seconde guerre mondiale, on l’a nourrie avec les pâtées d’épluchures qu’on répugnait jusqu’ici à servir aux cochons de la ferme. Les maigres biens de sa famille, leur seul cheval de traie, leurs récoltes, leurs murs, leurs granges étaient réquisitionnés par l’occupant allemand. La petite recevait une orange pour Noël. On lui offrait une poupée en chiffon, à six ans, ce jour mémorable où sa mère mourait d’un rhume de cerveau. Depuis, elle a fait son chemin dans l’existence et semé quelques enfants dessus, qui ne comprennent rien à leur douleur et trouvent naturel que l’exaspération de la naissance se prolonge une existence entière, que la paix soit d’un autre monde, bien que selon toute apparence il n’y ait point d’autre monde que le néant dont on vient, et sur lequel ils feront aussi faiblement relief qu’ils en auront la force. Pour eux, le passage sera bref et rectiligne, d’une chute à une autre. L’un des enfants de cette enfant traumatisée par l’occupation armée, sinon le plus prometteur, du moins le plus jovial et enlevé, en concevra une telle rancœur qu’il ne trouvera jamais de merde suffisamment sèche où il ne pourra faire pousser, comme il respire, des trésors insondables. Sa traumatisée de mère, enfant à retardement perpétuel, vieillarde avant l’heure d’avant, n’éprouvera que mépris pour sa vie et respect indécrottable pour la mort que sera devenue sa vie. Le rejeton se cabrera, lui opposera l’héroïsme forcené de la mendicité, lui exposera en long et en large pourquoi il aura jeté aux gogues la breloque que le social vous décerne pour le pruneau que vous prenez dans le cul en fuyant la débâcle, le feu et ses massacres. L’enfant occupée lui répondra, avant de baigner son dentier dans son verre, qu’il ne sait décidément pas de quoi il parle, ce en quoi elle aura parfaitement raison, pour la simple et parfaite raison qu’elle ne saura absolument pas elle-même de quoi il lui aura parlé. La vie de l’une sera la mort de l’autre, au lance-flammes, et l’existence de l’autre tuera la première une seconde fois, à petit feu.

Les derniers traumatisés de la seconde guerre mondiale disparaissent peu à peu. Beaucoup de leurs enfants auront disparus avant eux, et bientôt notre esprit si « fleur au fusil » n’aura plus à souffrir des parallèles si grossiers, entre guerre et paix.

La solidarité finale. Les déclassés du monde riche et les parvenus du monde pauvre éprouvent les uns pour les autres autant de compréhension que libérés conditionnels et rescapés de Buchenwald se reconnaissent une parenté.

L’école du crime. La seule justice humaine dont un homme puisse jamais réellement bénéficier est-elle vraiment celle que lui seul serait à même de s’infliger ? Plus on avance dans la lecture des Mémoires de Lacenaire3, plus nous nous sentons enclins à répondre par l’affirmative, avec cette réserve terrible près qu’il est fort douteux qu’on puisse jamais se montrer aussi juste avec soi-même qu’un assassin de ce calibre, « qui, tout en méprisant ses semblables, a eu plus de violence à se faire pour arriver au mal, que beaucoup d’autres pour arriver à la vertu. »3

Le prix de la visite. « Quand j’aurais encore cent ans de vie, je fais trop peu de cas de toi, bon public, pour essayer de me faire valoir à tes yeux ; juge donc si, venant à toi, pour ainsi dire ma tête à la main, je me donnerais la peine de déguiser la vérité. » C’est encore Lacenaire qui parle, et c’est du reste ainsi qu’il entame ses mémoires. Mais nous pouvons fort bien garder la tête sur les épaules et n’en pas moins saisir qu’on ne trouvera jamais d’autre biographe que soi-même et qu’il est donc parfaitement inutile de se faire valoir aux yeux du bon public, en se travestissant à outrance. La vogue la plus récente de cette tendance au travestissement peut sembler paradoxale, puisqu’elle prétend précisément ne rien cacher. La vie serait chiante et à ce point ressemblante à un roman sans écriture qu’il y aurait comme une lâche tentative d’échappatoire à ne pas se la resservir telle quelle. Une version anorexique de l’Eternel retour, en somme. Mais il n’est de personnages plus effrénés, dans leur quête de biographie, que ces auto-fictives et ces auto-fictifs qui, sous prétexte de transparence, ne travaillent guère, en se découvrant, qu’à recouvrir les Mémoires qu’ils se défendent farouchement d’écrire. C’est un peu cher payer, que de ne pas vivre, pour le simple crime d’exister.

L’expressionniste. La voix de Jacques English était aiguë, stridente et son articulation méticuleuse. S’il se taisait soixante secondes dans son heure de cours, il fallait les réunir en une seule unité de temps pour appeler ça du silence.

En réalité il ne cessait jamais totalement de s’exprimer. Même en suivant un exposé oral, depuis le fond de la classe, comme un cancre surdoué, sa perplexité grondait, soupirait, exultait, son manque de conviction le tenaillait, les esquives, le mensonge le pompaient à grands bouillons, et l’orateur passait réellement un moment éprouvant en entendant la pensée du professeur sourdre et expirer, rager comme un charognard devant un amas d’os dont la moelle l’eût déçu et n’eût fait qu’agacer davantage son appétit de savoir.

Il avait un cou de taureau, le torse largement développé qu’il portait généralement en avant et se campait fréquemment sur une jambe avancée en balançant ses yeux bleu ciel, de gauche et de droite, comme un bluesman aveugle, en sueurs, la bave à la commissure des lèvres, émerveillé, insatiable, méticuleux et retors. Avec le temps et la répétition des représentations, son pull à grosse laine et col roulé, qu’il portait été comme hiver, année après année, et sans lequel on ne l’eût peut-être pas reconnu, semblait avoir été tricoté directement sur son torse, saisi sur le vif, pris en flagrant délit de penser.

Jacques English était un maître d’école qui enseignait la lecture et l’écriture avec la seule aide de l’introduction de la critique de la faculté de juger de Kant. (Ou de la phénoménologie de l’esprit, de Hegel, selon les années.) Les progrès de ses écoliers étaient excessivement lents et il les précédait, pas à pas, avec des encouragements outranciers qui les pétrifiaient. Il était d’une impatience à toute épreuve, un authentique fouteur de pagaille dans les consciences, d’une bonhomie furieuse et obstinée, effarante, dans la vie courante également.

On comprenait déjà la philosophie du bonhomme en l’apercevant se mener, par exemple, au tabac-presse de la gare de Rennes, en vélomoteur, dont il remplissait les sacoches de journaux de toutes obédiences. Car Jacques English se faisait une idée de l’information telle qu’on ne pouvait selon lui raisonnablement prétendre à une quelconque objectivité si on ne compulsait l’ensemble des canards qui, pris en eux mêmes, n’étaient que fatras d’opinions entre lesquelles il fallait opérer des recoupements avisés, qu’il convenait de soumettre à une élucidation en règle, sur la base d’un dévoilement impitoyable des leurres, des déformations et désinformations usuelles, dont il appréciait les mécanismes, comme un mécano, pour enfin remonter à la réalité des faits.

Il préparait le compte exact pour l’achat des ses canards et invariablement une rumeur indignée montait de la file d’attente lorsqu’il la remontait en l’ignorant, déposait sa monnaie sur le comptoir et repartait, avec un sourire goguenard, sans attendre que le buraliste eût fini de recompter son argent.

Sa conception de la philosophie était du même tonneau, alliant impatience et détermination féroces. Il estimait que le professeur manquait de respect à ses étudiants s’il ne plaçait pas la barre le plus haut possible : soi-même. Penser par soi-même était la seule tâche qu’il pouvait concevoir pour un amateur de philosophie, et il ne pestait jamais autant qu’en découvrant dans un travail sa propre phraséologie, singée, appauvrie, vidée de sa substance. On obtenait plus de considération de lui en ne mettant jamais les pieds dans ses cours. Il tenait la philosophie pour une science à retardement, un entrelacs d’explorations qui prenaient un jour leur déploiement réel et définitif et dont il fallait bien se contenter. Il estimait qu’un homme, une femme, avant quarante, cinquante ans, ne pouvait espérer avoir suffisamment campé sa relation au monde pour lui donner une dimension philosophique partageable.

Courait une légende selon laquelle Jacques English aurait été écarté du doctorat, non pas pour des motifs idéologiques, conformistes ou partisans, mais tout simplement faute de juré capable, en France, d’apprécier et de juger sa thèse. Le terme de légende semblait même on ne peut moins approprié, puisque ses champs de recherche se nourrissaient de textes de Edmund Husserl qu’il n’avait pas encore lui-même traduits4 et portés à la connaissance de ses contemporains. Sources que Jean-Paul Sartre ou même Maurice Merleau-Ponty (que Jacques English avait eu pour maître), ne connaissaient que par ouï-dire, dans les grandes lignes, peu, mal, ou pas du tout. En tous les cas, Jacques English n’a jamais obtenu le titre de professeur et il devrait se contenter de celui de Maître de conférence, mais il s’en contenterait dans le sens plein du terme, avec une jubilation malicieuse et communicative qui lui donnerait un ascendant considérable sur ses confrères adoubés. Il se comportait d’ailleurs avec eux exactement comme avec ses écoliers : seule l’expression claire et nette était en mesure de déclencher son écoute et de suspendre un instant son élan. Sinon, le regard scrutateur, en deçà, belluaire bienveillant, il continuait son chemin, escarpé et luxuriant.

Stéphane Prat


1 Grognard n°14, juin 2010.
2 R. L. Stevenson, La Route de Silverado , Phébus, 2000.

3 Mémoires. Lacenaire. Ed. du Boucher p 94. Pierre-François Lacenaire est guillotiné le 9 janvier 1836, à la suite de Victor Avril, son complice dans un double meurtre. Henri-Clément Sanson, exécuteur de la sentence se souvient ainsi de Lacenaire: « Jamais assassin n’avait si fortement captivé l’opinion publique, jamais meurtrier dans cette voie qui conduit de la prison à la salle d’assises et à l’échafaud, n’avait été suivi de regards plus curieux et plus enthousiastes, j’allais presque dire fêté de pareilles ovations. (…) Le vol pour but, l’assassinat pour moyen, tel avait été le système que s’était tracé un des hommes qui se soit le plus audacieusement mis en guerre avec la société. » (Sept générations d’exécuteurs, 1688-1847. Mémoires des Sanson, 1862-1863) Mais c’est sans doute cet autre contemporain de Lacenaire, le Comte Giacomo Leopardi, au destin d’ailleurs étrangement parallèle au sien, qui a décrit avec le plus de justesse la férocité, la ruse et la pureté du suicide social tel que Lacenaire l’a réalisé : « Si la même fin attend l’innocent et le coupable, mieux vaut avoir mérité de périr, fait dire Tacite à l’empereur Othon. Je crois que c’est à peu près là le sentiment de ces hommes à l’âme forte et faite pour la vertu qui, une fois entrés dans le monde, et ayant éprouvé l’ingratitude, l’injustice et l’infâme acharnement des hommes contre leurs semblables, surtout s’ils sont vertueux, embrassent le parti du mal ; ils ne sont pas comme les faibles, vaincus par la corruption ou entraînés par l’exemple ; ils ne sont pas non plus gagnés par l’intérêt ou l’attrait excessif des petites satisfactions humaines, ni même par l’espoir de se protéger de la malignité des autres. Ils sont mus par un libre choix, pour se venger des hommes et leur rendre coup pour coup, en employant contre eux les mêmes armes. Leur malignité est d’autant plus profonde qu’elle naît de l’expérience de la vertu ; et d’autant plus redoutable qu’elle s’ajoute, chose peu commune, à la grandeur et à la force d’âme, et devient ainsi une sorte d’héroïsme. »

4 Jacques English a traduit, annoté et commenté les ouvrage suivants de Edmund Husserl : PHILOSOPHIE DE L'ARITHMÉTIQUE. Paris, PUF, 1972, "Épiméthée". ARTICLES SUR LA LOGIQUE : 1890-1913 Paris, PUF, 1975 "Épiméthée". PROBLÈMES FONDAMENTAUX DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE. Paris, PUF, 1991 "Épiméthée". Edmund HUSSERL - Kasimir TWARDOWSKYI: SUR LES OBJETS INTENTIONNELS. 1893-1903. Paris, Vrin, 1993 "Bibliothèque des textes philosophiques". SUR LA THÉORIE DE LA SIGNIFICATION. Paris, Vrin, 1995, "Textes philosophiques".

Ouvrages personnels de Jacques English : SUR L'INTENTIONNALITE ET SES MODES, Paris, P. U. F. (Epiméthée'), 2006. LE VOCABULAIRE DE HUSSERL. Paris: Ellipses: 2002: 144 p., collection "Vocabulaire de ." [Texte repris en 2002 in: Le vocabulaire des philosophes; Philosophie contemporaine: 20e siècle.].

3 commentaires:

  1. Jacques English... Ce dernier a été le vrai cauchemar des étudiant rennais, déclenchant des peurs paniques, des défécations et défections, des maux de ventre et des appréhensions dignes d'enfants en première année de maternelle... Il fallait le voir fiévreux, dans le fond de la salle, fustiger les bondieuseries, donner des coups de boules au détracteurs de Kant, éclater la gueule aux idées trop abstraites...C'était de la philosophie de boxeur. Un boxeur avec un physique de boucher !

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  2. En tout cas, ça donne envie de le croiser ce professeur au nom propre si peu... commun !

    L'anecdote avec le libraire demandant si tu lisais aussi des auteurs vivants me plait bien, même si elle vient hélas conforter mon sentiment que l'avenir des livres se joue bien en dehors des libraires...

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  3. Je précise que Jacques English, tout effarant ou effrayant qu'il fut, était quelqu'un de charmant... Dans un sens un peu combatif, il est vrai. Isolement obligeait, mais un isolement tout de même très amusé,un brin émerveillé, même, ce qui faisait de lui un authentique excentrique.
    Je dois ajouter à ce petit portrait, que Jacques English, comme tout traducteur habité, est un écrivain hors norme (sans parler de l'acuité de ses lectures, très diverses, curieuses, à l'affût de l'anti-banal) Je me souviens d'une écriture aussi luxuriante et escarpée que le chemin qu'il avait décidé de suivre, seul, suivi maintenant, on dirait, par beaucoup, et c'est tant mieux.

    Pour ce qui est du libraire mort-vivant, disons que le cocasse de la scène fait joyeusement passer son affligeante bêtise (car quand même, nous autres qui avions écrit ce livre sommes nous aussi bien vivants, il me semble... Il nous arrive même de nous lire...) Il y aurait évidemment beaucoup de contre-exemples, heureusement, et je serais moins pessimiste que toi, Stéphane, je crois que le libraire a encore de nombreuses années de vache maigre devant lui...
    Mais je me demande si un philosophe, aujourd'hui, et spécialement un philosophe du réel comme Rosset, peut vraiment s'étonner de son inactualité. Et en a-t-il jamais été autrement?... Je ne sais pas.

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