mardi 14 septembre 2010

SOLEIL VERT

Un brouillard s’abat sur les rues, froid et piquant, formant par endroit des poches qui empêchent de voir à deux mètres. Les voitures, feux allumés, roulent au pas, s’amoncellent. Les moteurs se fatiguent au ralenti. Cris et concerts de klaxons. J’en attrape le tournis et mon mal de tête revient. Je me sens agressée par l’intensité sonore, ma tête en explose, je n’arrive pas à concevoir comment les autres supportent ce bruit infernal et continuel. Les bouches de métro avalent et recrachent sans cesse un monde fou, des armées abattues, fatiguées, ceux qui rentrent du travail croisent ceux qui partent — le visage encore gonflé de sommeil — pour prendre le poste du matin. D’autres ne font que battre le pavé, traînassent sans but précis, s’agglutinent au coin des rues, sur les places et se perdent en palabres interminables…

Dans ce brouhaha gris, une corne de brume jaillit. La voix d’un homme de taille gigantesque, le teint cuivré, les mains et les pieds énormes — il rappelle les aborigènes de Patagonie décrits par les explorateurs — dans une veste à carreaux râpée, à col de velours. Il pérore, d’un trait, intarissable. Impossible d’endiguer son débit. Certains, intrigués, s’y collent. En vain. Soudain, on dirait que l’homme est arrivé à un passage particulièrement solennel de son sermon qu’il semble être le seul à comprendre. Il lève une main imprécatoire au-dessus de la tête, la passion l’envahit, il abaisse les paupières, pour quelques secondes il entre en transes, muet, puis il éclate d’un rire théâtral, tonitruant. Il fait signe à la foule de s’approcher, pour se faire écouter : sa voix tourne à la mélopée. Il a une épaisse voix basse qui entonne une sorte d’air d’opéra. A sa façon d’attaquer, de maintenir ou de moduler la mélodie, on sent bien qu’il a une excellente capacité vocale et même travaillée, malheureusement passablement abîmée par la vie errante et dépravée qu’il a dû mener, voilée et rendue rauque par l’abus d’alcool et la nicotine. Il tremble de tout son corps, colère, amertume, impuissance et désir de vengeance bouillonnent en lui. Mais l’émotion de s’exprimer en public l’épuise tant que sa voix déraille, il arrive à peine à chuchoter un merci à ceux qui l’ont écouté, il étouffe une longue quinte de toux dans son mouchoir, les joues empourprées. La voix s’éteint, la foule se disperse. L’homme reste seul, regard hébété.

Le cône de bâche blanc d’une enseigne luit à travers les déchirures éparses des pelotes cotonneuses de brouillard, puis s’y immerge de nouveau. Dans cette bulle de clarté, ce fragment blanc d’éternité, une petite vieille fragile, oiseau malade terrorisé progresse à pas tremblants en milieu hostile. Elle traîne son corps chétif, se hasarde à traverser au carrefour, éternellement repoussée, bousculée par la cohue, avant que je la perde de vue. Chacun de ses pas étant le fruit d’un combat, je n’attends pas un règlement de focale pour savoir ce qu’elle est devenue. Sa vie est une lutte pour chaque mètre, alors que les forces lâchent souvent. Si elle échoue maintenant, elle est perdue. Donc elle avance, doit progresser à tâtons comme un aveugle contre un mur.

Elle a croisé un mendiant à la recherche d’un coin, d’un abri, d’une litière. Il traverse délibérément la chaussée au feu rouge, éparpille les déchets, piétine volontairement les rares parterres de fleurs clôturés. Il se dirige vers moi à présent, transgresse, par esprit de révolte semble-t-il, le plus d'interdits possibles : il ne se sent pas concerné par les lois qui l'ont exilé, mis au banc d’une société en déroute. S'il est bousculé, il rend sournoisement les coups ou poursuit le fautif avec acharnement, le rattrape et se venge verbalement. Ce vagabond barbu en haillons me regarde. Un regard noir et hagard, harassé et traqué, qui me fait peur. De tels yeux au milieu de ce visage jaune, émacié, amaigri, d'homme des bois... Il se couche sur le trottoir à côté de moi, se recouvre d’un manteau sentant la pluie, trempé à tordre, roule une boule de chiffons sous sa tête. Bête blessée cherchant à cacher son mal, il se ramasse sur lui-même jusqu’au tréfonds de sa conscience confuse. Il serre les dents, sent probablement la haine monter comme une odeur de vomi pour proférer tant de jurons dans une sorte d'obstination opiniâtre. La foi du charbonnier. Une fidélité ridicule envers soi. Une complicité déraisonnable avec lui-même, puisqu'il ne peut compter sur personne d'autre. Ne pas se laisser faire, ne pas perdre ! Ses forces l’abandonnent soudain, à un point tel qu’il s’endort sur le champ, au milieu de borborygmes, de bruits de chargement de camions de livraison, de grincements de tapis roulants, d’une banale cacophonie citadine.

Des jeunes rient, galèjent, s’amusent à grand bruit pendant que d’autres cherchent à survivre, agglutinés, se marchant les uns sur les autres. Ils envahissent, submergent et engorgent Paris, saturent et encombrent tout l’espace de leurs vies innombrables, existences végétatives aux fonctions vitales et besoins réduits qui atteignent l’intolérable. Le brouillard se densifie, il fait quasiment nuit en plein jour à Paris. Des lumières s’allument, des blanches, des rouges, des bleues, des vertes. Des lumières fixes, des clignotantes, des tournantes, des circulaires, des fluctuantes, certaines s’éloignent paresseusement, d’autres disparaissent aussi mystérieusement qu’elles sont apparues. Prise de vertige, une pensée vagabonde s’infiltre dans mon esprit. Je range mon carnet dans mon sac à main, décidée à fuir. Je tombe sur Épépé [1] que je suis en train de relire. Je ne sais plus ce qui relève de la réalité, de la fiction, de mon imprégnation. Je m’envole, vers un soleil vert imaginaire.

Pascale Arguedas

(Illustration de l'auteur)


[1] Épépé de Ferenc Karinthy, éd. In Fine/Austral

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