dimanche 19 septembre 2010

LE MYTHE DES GRANDS HOMMES

En bon misanthrope asocial, je dois avouer n’avoir jamais été très féru de ces journées du patrimoine : un week-end idéal pour visiter son propre lit ou sa bibliothèque, me disais-je chaque année ; aujourd’hui semble-t-il plus que jamais.

Alors que la politique patrimoniale du gouvernement et des grandes villes vise à la braderie nationale des monuments historiques pour l’industrie hôtelière du luxe, cette fête pseudo démocratique érigée naguère par un Jack Lang démago pour les arrière petits-enfants des Bouvard et Pécuchet ouvre à nouveau pour quelques heures châteaux et parcs, lieux de pouvoir ou de rêve aux epsilons abrutis que nous sommes tous. Et aux epsilons abrutis que nous sommes, la communication officielle de la fête, comme les manuels d’histoire du maréchal Pétain, ranime ce vieux préjugés que l’histoire serait faite par des grands hommes : Car c’est sous ce thème fédérateur (« Les grands Hommes : quand les femmes et les hommes construisent l’Histoire ») que la énième journée du patrimoine va dérouler ce week-end ses tapis cramoisis tendus gratuitement sous les pas de millions d’anonymes. 15 000 sites, recensés par le baratin officiel, « ouverts gratuitement » dans un joyeux désordre : « Léonard de Vinci et le château d’Amboise, Madame de Sévigné et Grignan, Charles de Gaulle et Colombey-les-deux-Eglises, Louise Michel et le quartier parisien de Montmartre... » « Entre l’action et la pensée, il n’est pas de cloison. Il n’est pas de barrière. Il faut que l’histoire cesse de vous apparaître comme une nécropole endormie, où passent seules des ombres dépouillées de substance. Il faut que, dans le vieux palais silencieux où elle sommeille, vous pénétriez, tout animés de la lutte, tout couverts de la poussière du combat, du sang coagulé du monstre vaincu – et qu’ouvrant les fenêtres toutes grandes, ranimant les lumières et rappelant le bruit, vous réveilliez de votre vie à vous, de votre vie chaude et jeune, la vie glacée de la Princesse endormie… », écrivit un jour Lucien Febvre dans Combats.

Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel ne doivent-ils pas se retourner dans leurs tombes ?

Dans l'avant-propos de son ouvrage Le Dimanche de Bouvines, Georges Duby écrivait que l'histoire que lui et ses collègues historiens faisaient « rejetait sur les marges l'événementiel, répugnait au récit, s'attachait au contraire à poser, à résoudre des problèmes et, négligeant les trépidations de surface, entendait observer dans la longue et la moyenne durée, l'évolution de l'économie, de la société, de la civilisation. »

Toute l’école des Annales s’est ainsi élevée contre ce mythe ridicule des grands hommes faisant l’histoire. La stupide modernité croit-elle s’en tirer à bon compte en rajoutant les femmes à la formule, et en juxtaposant dans un même geste démagogique De Gaulle et Louise Michel pour, disons, ratisser large, les électeurs de Besancenot et ceux de Villepin avec tout le reste de la marmaille ?

Cette fête ridicule est vraiment à l’image de la politique actuelle : tandis qu’on liquide à l’industrie hôtelière de luxe le fleuron du patrimoine, on l’ouvre par ailleurs un jour par an au bon peuple pour qu’il aille faire clic clac en file indienne avec ses putains de portables. Quand donc ce peuple de touristes (aussi stupide que bon) se décidera-t-il à boycotter ce genre de manifestations, désormais soumises à la vieille et dérisoire idéologie des « grands Hommes qui ont fait l’histoire », c'est-à-dire réduite à de la propagande ? Ce serait un premier pas, un tout petit premier pas, vers une façon de se réapproprier l’histoire, et à nouveau, de la faire à son compte.

Solko

5 commentaires:

  1. Merci, Solko,de, par votre billet, me faire relire Marc Bloch. Je disais un jour chez Bertrand que je n'avais jamais autant lu que depuis internet. C'est à ce type d'attitude que je faisais référence, nous sommes avec les blogs que nous lisons, dans l'attitude de celui qui, pour comprendre et apprendre, n'en finit pas de confronter des sources diverses.
    Pour en revenir à l'histoire (si nous l'avons quittée), il en est de ces journées du patrimoine, comme de l'enseignement scolaire : nos sociétés n'ayant jamais organisé rationnellement, avec leur mémoire, leur connaissance d'elles-mêmes, nous serons toujours dans ces dérives, qui maintiennent dans l'ignorance et donc, soumettent.
    Pourquoi pas ces visites de lieux patrimoniaux, mais avec les connaissances préalables nécessaires (comme pour un voyage, car que voit-on si on ne "sait" pas ?). Réservées aux historiens, aux érudits ayant eu accès à toutes sortes de documents, ces connaissances pourraient être livrées au public de ces visites, avec, à chaque point tournant du développement du discours, cette interrogation, qui serait à peu près : "Comment puis-je savoir ce que je vais vous dire ?". Là serait le vrai plaisir intellectuel, le motif devenu acceptable de ces journées. Je ne doute pas que cela se passe ainsi dans de nombreux lieux, car les acteurs sont toujours plus intelligents que les prescripteurs. Ils peuvent ouvrir à un cheminement, là où l'opération stricto sensu répandrait seulement la glace et l'ennui.

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  2. Pour plus de clarté :
    par "Comment puis-je savoir ce que je vais vous dire ?", je parle de l'historien (du "guide", du prof, etc.) qui, en (dé)livrant la connaissance, délivrerait aussi les étapes de son cheminement...
    On peut toujours rêver, non ?

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  3. @ Michèle :
    J'ai bien peur que si tel était le cas, il y aurait très peu de visiteurs. Mais on peut toujours rêver, en effet.
    Il demeure désolant de constater que ce genre de fête sert finalement de vitrine au pouvoir et à ses idéologies officielles, dans lesquelles, encore une fois, gauche et droite se retrovuent puisque chacune a "ses grands hommes" à jeter à la face de l'autre (quand elles ne se les piquent pas mutuellement). Et chacune, par ailleurs, lorsqu'elle est aux responsabilités, se plie à la même "politique patrimoniale", qui consiste dorénavant à vendre au plus offrant ce qui reste de bien public afin de se dédouaner. On peut, certes, toujours beaucoup rêver. On a d'ailleurs beaucoup rêver. Mais les réveils sont difficiles.

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  4. @ Solko :
    Les réveils sont difficiles depuis quand ? Il devrait y avoir longtemps, non ? Il y a vingt-cinq ou trente ans, c'était moins pire ?

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  5. @ Michèle : Concernant le patrimoine, je crois qu'un pas est franchi depuis les années 90, en effet, pour larguer lentement le bâti. Cela ne fait que prolonger le marché installé depuis bien plus longtemps concernant les mobiliers, cheminées, parquets qui se sont envolés morceaux par morceaux depuis les années soixante. Je me souviens des paysans de la Drôme dans les années 70, étonnés de voir des brocs leur proposer quelques billets pour les parquets mités de leur grange à foins...

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