vendredi 24 septembre 2010

DROLE DE ZEBRE...

Les éditions du Monde Libertaire on publié, en 2009, un petit volume signé Hugues Lenoir et intitulé Henri Roorda ou le zèbre pédagogue.

Afin de rendre ici hommage à ce trop méconnu pédagogue et humoriste Suisse, Henri Roorda, nous reproduisons ci-dessous la recension que Georges Palante faisait, en 1919, d’un de ses principaux livres : Le Pédagogue n’aime pas les enfants.

*

Ohé ! les Pédagogues ! Oyez et profitez ! Voici quelques vérités à votre usage ! Et vous, amateurs d'humour et de fine ironie, ne laissez pas passer l'occasion… La Pédagogie rentre dans le genre ennuyeux, chacun sait ça, même quand elle se décore du titre avantageux de « Science de l'éducation ». Mais M. Roorda donne un démenti à la tradition. Il change notre concept du Pédagogue, être falot, conformiste et circonspect ; respectueux des puissances, adepte du « système pontifical », pour parler comme M. Bouasse… ; du Pédagogue bénisseur et pondeur d'homélies, bourré et bourreur, redoreur d'idoles, rétameur d'auréoles, au besoin Gardien de la Flamme et ravitailleur du moral… Ce type de Pédagogue (il est plus distingué de dire « Éducateur » et alors on en a plein la bouche), ce type-là, nous l'avons assez vu. Mais il est tenace, en dépit de sa mauvaise presse. C'est en vain que Schopenhauer et Nietzsche, que Carlyle et Bernard Shaw ; en France le Docteur Gustave Le Bon ; voire M. Bouasse, enfant terrible, ont dit leur fait au Pédagogue et à ses pontifes qui ne s'en portent pas plus mal. M. Roorda est du bâtiment ; mais comme il se trouve être, par hasard, un esprit sincère, cela ne le rend pas plus indulgent.

Donc M. Roorda intitule son livre : Le Pédagogue n'aime pas les enfants ! Quand j'ai lu ce titre, je me suis réjoui ! Enfin ! me suis-je dit, en voilà un qui n'est pas selon la formule ! Car si vous vous référez aux écrits des Pédagogues, vous verrez à quel point ils aiment tous l'enfant. Ils l'aiment d'un amour immodéré et édifiant. Cela déborde de phrases attendrissantes sur l'enfant ; c'est une véritable pédolâtrie. – Hélas ! d'après M. Roorda, ce n'est là qu'un boniment de plus. Non ; le Pédagogue n'aime pas les enfants ! car s'il les aimait, il ne leur infligerait pas des disciplines aussi absurdes ; ou du moins il ne les aime pas assez, puisqu'il ne proteste pas contre le régime scolaire auquel ils sont soumis. Et sans doute, dit M. Roorda, les enfants n'en meurent pas, mais c'est tout de même une excuse insuffisante.

M. Roorda distingue deux écoles ; par quoi il entend désigner non pas l'école primaire et l'école secondaire, mais 1° l'École proprement dite (qu'on appelle primaire ou secondaire) où tous les enfants vont pour commencer ; et 2° l'École spéciale ou professionnelle où l'on entre plus tard et où tous les élèves font un même apprentissage déterminé (que ce soit une école de médecine, de droit, d'horlogerie, de commerce, de dessin, école dentaire, etc.) Le régime des deux écoles ne peut être le même : « Ici (à l'école tout court) nous ne sommes plus à l'École professionnelle. Ici, en face de son maître, l'écolier n'est plus celui des deux qui doit comprendre l'autre. Il ne s'agit plus d'enseigner à tous les élèves les mêmes procédés et les mêmes formules. Il faut fournir à chacun d'eux l'occasion d'améliorer ce que la nature lui a donné de bon. Car chacun d'eux, en qualité d'être humain, a des aptitudes précieuses dont on pourrait favoriser le développement. Or tous les enfants ne se développent pas de la même façon ; ils ne peuvent pas progresser tous à la même allure ». La Pédagogie courante méconnaît cette distinction en imposant à tous les enfants quels que soient leurs aptitudes et leurs goûts, la même quantité de notions ingurgités. « Ignorant systématiquement les aptitudes susceptibles d'être cultivées, que ces élèves possèdent, le pédagogue, spécialiste inconscient, s'efforce de leur communiquer à tous son propre savoir et sa propre virtuosité ». – M. Roorda insiste sur cette idée que le Pédagogue est un spécialiste et malheureusement un spécialiste qui tend à se multiplier d'une façon déplaisante.

« La profession de Pédagogue est la seule que puissent exercer, sans faire un apprentissage nouveau, les jeunes gens qui sont restés longtemps sur les bancs de l'école pour se cultiver… Le fait est là : le nombre des personnes dont le métier est de donner des leçons augmente rapidement. Parmi elles il faut ranger tous les prêcheurs qui enseignent par le moyen de la conférence, du journal ou du livre. Vous connaissez ces titres : Ce que toute femme de quarante-cinq ans devrait savoir. Le tour des octogénaires viendra : ils n'échapperont pas au Pédagogue… Et ni la jeune mère allaitant son enfant. On se plaint déjà beaucoup des jeunes mères. Elles ne savent pas aimer méthodiquement. Ne va-t-on pas bientôt organiser pour elles des cours obligatoires où on leur montrera comment on prépare les petits enfants à être des écoliers dociles ?

Il est impossible de suivre l'auteur dans le détail de cet amusant réquisitoire contre les manuels scolaires, le vernis scolaire, l'immobilité scolaire, le passéisme scolaire, etc. ; la tendance de l'École à surfaire son rôle, etc. – Détachons plutôt quelques boutades à la Bernard Shaw : « Pour donner du prix à la science la plus vaine, il suffit de la rendre obligatoire pour ceux qui se présentent devant les jurys dispensateurs de diplômes ». – « Le malheur des maîtres d'école est de ne jamais trouver parmi leurs élèves un contradicteur ayant de l'autorité ». – « L'écolier est un prévenu… » (p.47).

« On a réellement fait de l'enfant le débiteur de l'école. Chaque matin, en se rendant à ses leçons, il sait qu'on pourra lui réclamer quelque chose. Et s'il est d'une nature inquiète, il finit bientôt par vivre dans l'état d'esprit d'un coupable… Je rencontre parfois dans la rue ou dans un salon, quelques mois après leur sortie de l'école, des jeunes gens qui furent jusqu'au bout des « mauvais élèves ». Eh bien, je constate souvent dans leur maintien et dans leur expression un changement très marqué : ils se sont redressés, ils se sont épanouis. Ils sont en train d'oublier leur infériorité scolaire… » – Combien vrai ! et, remarque plus mélancolique, combien cela est vrai aussi pour les Pédagogues eux-mêmes, au fond vieux élèves, élèves toute leur vie, élèves de leurs élèves ; ce qui n'est pas toujours drôle ; car vraiment les élèves n'ont pas toujours toutes les qualités que leur prête si généreusement M. Roorda ; et si parfois ils sont bêtes, ce n'est pas toujours et exclusivement la faute du maître. – Oui, pauvres Pédagogues ! Gent famélique et dépendante ! Pauvres diables affairés, ponctuels, craignant toujours d'être en retard, arrivant à l'école sous l'appréhension d'une inspection ; sous le coup d'une algarade d'un chef. Pauvres vieux élèves, libérés à 60 ans, quand on les libère ! Il ne leur reste que le souffle (quand le goût leur en reste) de se redresser un instant, avant de retomber dans la fosse !

Il va sans dire que M. Roorda trace le plan d'une « école meilleure ». Est-il besoin aussi d'ajouter que ce plan est moins amusant que la satire du régime actuel, encore que ce plan soit très intéressant et digne d'être médité ? Cette critique spirituelle des pédagogues et de l'esprit pédagogique devrait se trouver dans toutes les écoles. Mais il en serait de cette satire pédagogique comme de la satire des mœurs au théâtre ; chacun s'empresserait de l'appliquer… à son voisin.

M. Roorda est un vigoureux optimiste. Il a foi malgré tout dans la nature humaine. Cette foi inspire tout son plaidoyer en faveur de la formation d'individualités libres. « Il se peut que les individus soient toujours rares parmi les unités qui composent les foules. Peut-être les peuples seront-ils jusqu'à la fin ces troupeaux obéissants dont des élites indignes disposent. Dans ce cas, pour nous, les morales et les pédagogies seraient toutes également vaines. Mais l'avenir n'est à personne. Ila existé et il existe des êtres exquis qui peuvent nous faire croire en la possibilité d'une humanité nouvelle, plus éloignée que la nôtre de la brutalité primitive. Bien souvent, pour une heure, des enfants adorablement frais ont fourni à notre espérance des arguments victorieux. Cette humanité, peut-être viable, remue déjà dans le cœur de beaucoup d'hommes d'aujourd'hui et leur fait ébaucher, de loin en loin, un geste nouveau ».

Georges Palante, Chronique philosophique du Mercure de France, 16 mars 1919

6 commentaires:

  1. salut,
    Henri Roorda a aussi écrit un petit livre (son dernier...), intitulé "Mon suicide". C'est drôle et mélancolique. Il s'est suicidé après l'avoir écrit. Je ne sais pas si on le trouve encore.

    RépondreSupprimer
  2. Ce texte figure dans les oeuvres complètes (ed l'âge d'homme) qui doivent toujours être disponibles.

    Roorda s'est suicidé en 1925, en effet... la même année que Palante, un mois plus tard... Ce n'est qu'un hasard, certes, mais il y a beaucoup de similude dans le parcours de ces deux grands penseurs égarés dans un monde trop fou pour eux...

    RépondreSupprimer
  3. Une autre idée de la pédagogie : Joseph Jacotot,ou l'idée de la nécessaire ignorance du maître. Il a réussi le tour de force d'avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon...Plutôt sympathique en ces temps d'hyper professionnalisation de la profession...(lire à ce sujet le livre de Jacques Rancière...)

    RépondreSupprimer
  4. "en voilà un qui n'est pas selon la formule !". L'expression est fort jolie. La "formule", en tout cas, a triomphé avec ces dérisoires "sciences de l'éducation" et tous les sbires (clones ?) par elles engendrés : j'attends encore de rencontrer celui qui m'expliquera ce qu'elles ont de véritablement scientifique. Merci d'exhumer ce texte en effet plein d'humour,et d'une sorte de lucidité blasée. Qu'aux yeux de Palante les théories sur "l'école meilleure" soit moins amusantes que la satire de l'école actuelle, je veux bien le croire !

    RépondreSupprimer
  5. "soient moins amusantes", évidemment.

    RépondreSupprimer
  6. Si cela vous intéresse, on peut lire "en ligne" ou télécharcher (pdf, mais aussi plein d'autres supports) "Le Pédagogue n'aime pas les enfants" de Roorda ici : http://ia310838.us.archive.org/1/items/lepedagoguenaime00rooruoft/

    Et des petites choses sympa sur Jacotot (Merci à Marc Bozec qui nous rappelé l'existence de ce pédagogue) ici : http://ia351417.us.archive.org/0/items/manuelcompletde00manugoog/ et ici : http://ia351425.us.archive.org/3/items/jjacototetsamth00prgoog/

    RépondreSupprimer