La Révolution ! Qui n’en a pas rêvé ? Et la Révolution non sanglante de surcroît ? De celle où les fusils tireraient des roses et les blessés saigneraient du miel… L’idéalisme a beau jeu lorsque l’on a des heures à perdre dans la vie et surtout qu’on a derrière soi de quoi amortir les coups durs. On se prendrait vite pour Lénine ou Mao à ne plus savoir quoi faire pour se rendre visible. Octobre venu, Eric Cantona s’est rêvé tel, devant le Palais d’Hiver, exhortant le peuple à tout foutre en l’air puis investissant le coffre-fort de l’Etat. Il s’est ressaisi et a préféré mener la subversion de là où on peut vraiment toucher le monde entier sans risquer le moindre plomb dans les fesses : Internet. Pendant une vidéo de deux minutes seize, il se joue de la sphère économique, passe, contrôle de la poitrine, shoote, enfin dégage loin, très loin de toute intelligence.
Eric Cantona, je vous ai vu, affalé de biais, parlant comme un Parrain en pull-over rouge, proférant des vérités que vous jugez accessibles au plus grand nombre (et qui le sont, oh oui, elles le sont…), de la part ce celui que vous êtes devenu : L’Homme qui Sait. La Révolution, c’est simple, affirmez-vous. Il suffit de « retirer l’Argent des Banques » et ainsi « faire crouler le Système », et les majuscules volètent autour de votre barbe messianique, et elles obnubilent les candides à coups de y’a ka, y’a ka stridents.
J’ai entendu sortir de votre « bouche de la vérité », roulant sur les pierrailles d’un accent forcément sympathique tant il est chaud, qui sent bon la lavande et évoque la cigale insouciante – j’ai entendu, dis-je, la connerie la plus monumentale que ce siècle attendait pour se donner le frisson d’un Guévarisme soft et light, marquant l’avènement du terrorisme de la petite épargne. Pas de fusil, pas de mort, « à la Spaggiari » prononcez-vous avec un sourire entendu, et le message passe, et fait son bonhomme de chemin, comme un espoir, parmi cette audience pour qui le synonyme de « changement » se limitait, avant votre parole dorée, au mot magique de « lotto ».
Eric Cantona, les termes relayés par le buzz que vous provoquez actuellement constituent en réalité la plus infamante marque de mépris et de cynisme qui ait été portée depuis longtemps envers les démunis, les précaires, les endettés de tous rangs. Même votre Président[1] n’était jamais allé aussi loin, et pourtant il sait y faire… Comment n’avez-vous pas la décence de retirer ces mots à l’emporte-pièce qui sont en train de convaincre quelques milliers de vos aficionados et qui risquent de provoquer de graves dommages collatéraux si vos consignes sont en effet appliquées ? Comment pouvez-vous continuer à assumer de telles âneries ? Peut-être parce que vous êtes bel et bien un âne et que, contrairement au footballeur, l’âne est un animal qui ne se refait pas.
Une date est fixée : le 7 décembre. Par qui ? Pas par vous en tout cas, car il n’y a rien de tel dans la séquence. Alors à qui laissez-vous le loisir de construire cet événement de toute pièce ? Ce jour-là, qu’est-il censé se produire d’autre qu’une foirade pas risible du tout, sauf pour vous qui, installé devant votre télé, jouerez à saute-zapping d’un canal à l’autre pour savoir combien d’entubés vous totalisez à votre braquage par clients interposés ? Qu’espérez-vous réellement de ce « coup d’état bancaire » ? Et le lendemain de la veille, après que tout un chacun sera rentré chez soi et aura planqué son magot sous son matelas ou au sommet de la garde-robe, que fera-t-on ? Vous sentez-vous l’âme à monter sur un tonneau retourné pour haranguer Billancourt et exhorter à… mais à quoi, bon sang ? Qu’avez-vous à DIRE, Eric Cantona, en dehors de paroles qui appellent au carton d’exclusion ?
Imaginons un cas de figure concret – allez, Eric, faites un effort, cela ne fait pas perdre plus de neurones que de donner une tête dans la baballe : les naïfs nantis d’un compte-épargne suffisamment garni décident de suivre votre judicieuse suggestion, retirent leur fond d’une banque, et celle-ci vient en effet à s’effondrer ; que demande-t-on aux incalculables autres clients en solde négatif (eh oui, cela existe en dehors de la faune qui évolue sur un terrain de foot) ? Bien sûr, de renflouer leurs dettes fiça, car eux sont débiteurs, ils doivent payer ce qu’on leur a avancé. Et les voilà dans la vraie misère, celle que vous n’avez plus côtoyée depuis si longtemps, sinon pour poser avantageusement devant une caméra ou dans une gazette. Peuvent-ils aller sonner chez vous en cas de besoin, ces bernés ? Peu de chances de vous joindre : on trouve si difficilement votre adresse sur le Net.
Faut-il aussi être idiot pour ne pas penser aux aspects concrets de la chose et à leur potentielle dérive… Il est bien clair que, le 7 décembre, pas question que j’aille à la banque. Non pour désobéir à la « journée du retrait », mais juste pour ne pas me transformer en cible ambulante. Imaginez en effet que, ce jour-là, chaque client sortant de l’établissement est possiblement en possession de plusieurs centaines, voire milliers d’euros dans sa poche ! C’est de l’incitation au crime, tout simplement, et je soupçonne que c’est à cause de cette peur légitime que capotera votre bel idéal. La prochaine fois, visionnaire, proposez plutôt qu’on n’engage plus que des femmes comme matons dans les prisons pour hommes et que l’uniforme de rigueur soit la minijupe et le décolleté. Une autre occase de bien rigoler !
En tout cas, depuis cette traînée de poudre qui a été semée sur vos pas, vous passez pour un Robin des bois qui aurait eu un trait de génie. C’est oublier – mais l’époque est rompue à l’exercice de relire les mythes et de les assaisonner à sa sauce – que le noble Robin demandait à ce que les richesses soient REDISTRIBUEES. Vous, ce qui vous intéresse, c’est de tout flanquer par terre et de contempler, du haut du balcon de votre luxueuse résidence, les ruines fumantes de l’incendie dont vous aurez allumé la toute petite mèche. En somme, votre démarche n’est pas plus élaborée que celle d’une bande de gamins qui pètent les vitres d’un arrêt de bus en pensant contester la société ; pendant quelques jours les usagers subiront les courants d’air, puis on remplacera la vitre, et tout recommencera comme avant. La Société n’aura même pas toussé, mais les enrhumés resteront sur le carreau.
Je gage que d’ici l’échéance de l’ultimatum, les esprits se seront refroidis et que vous n’aurez au fond permis qu’une seule chose : c’est, aux banques affolées par la perspective d’une catastrophe, d’aller puiser dans l’arsenal juridique quelque texte interdisant telle manœuvre, une loi martiale prohibant tel prélèvement dans tel cas et pas tel autre, etc. En fin de compte, ce genre d’idée contribue davantage à bétonner le système que vous prétendiez ébrécher. Et qui sait si, ironie suprême, l’on ne vous verra pas, quand l’amnésie des spectateurs aura fait son effet, dans un spot publicitaire pour l’une des institutions renflouées que vous aurez malmenée le temps d’un réveillon ? Gainsbourg vantait bien certain rasoir…
J’ai voulu écrire « Nous vivons une époque écœurante. », mais je me suis repris pour écrire : « Cette époque m’écœure. », c’est plus juste ainsi, me semble-t-il, vu le nombre d’imbéciles qui arrivent à mâcher et à déglutir avec le sourire le brouet qu’on leur sert. Ne pensez-vous pas par exemple que le vrai scandale, ce soit que des gens comme vous – soit des bipèdes relativement habiles de leurs guiboles – soient payés des sommes faramineuses pour taper dans une balle de cuir ou de plastique, être rachetés à prix d’or par des clubs et exciter les foules jusqu’au délire collectif ? Puis que, une fois leur carrière terminée, toutes les portes des arts majeurs ou mineurs (cinéma, chanson, peinture, photo, théâtre…) leur soient miraculeusement ouvertes, afin qu’ils continuent à (se) divertir et au passage à s’engraisser ? Tout cet argent que vous avez généré et que vous avez en partie brassé, avec vos goals, vos pubs, vos rôles premiers, seconds ou tiers, à quoi est-il passé ? Répondez à cette question sou pour sou, Eric Cantona, et là, vous ferez vraiment œuvre de révolutionnaire auprès de vos semblables. Pas en encourageant des travailleurs, des employés, des salariés qui ont quelques centaines ou milliers d’euros de côté, à aller jouer les bravaches en faisant la nique à leurs maîtres avec ce qui est leur seul bas de laine. Pas non plus, surtout, en suscitant l’angoisse de ceux qui ont la peur au ventre à la fin de chaque mois parce qu’ils sont systématiquement dans le rouge.
Les syndicats sont impuissants, ils ont besoin d’idées, Eric Cantona ? Que n’en fondez-vous un ! C’est du boulot évidemment, c’est moins facile que de prélever une goutte d’eau dans la mer de sa fortune pour opportunément la déposer sur la langue craquelée d’un SDF, à l’époque où ils reviennent à la mode. Mieux encore, si vous voulez touchez le système au cœur, allez donc prêcher auprès de vos pairs, les riches surpayés à juste « être » un nom, une icône, un symbole, et persuadez-les de rendre gorge.
Cette époque m’écœure, je l’ai dit ; elle m’inquiète au plus haut point aussi. Bien que, vous le collectionneur de tableaux, le multi-récompensé par des prix internationaux, vous sembliez très mal placé pour assener des leçons d’économie à qui que ce soit, eh bien il se lit que vous auriez fait des milliers d’émules, prêts à suivre votre « Appel » comme on le surnomme déjà, référence néo-post-gaulliste oblige à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un acte de « résistance ». Vous devez – et vous pouvez – jubiler d’avoir damé le pion à ceux qui ont pour rôle premier dans la société de la contester, à savoir les intellectuels, cette caste désormais complètement coupée du réel parce que pleinement acquise au virtuel, oscillant entre les trois « M » de mondanité, médiocrité et médiatisation. C’est un coup de maître que vous avez réalisé, je vous l’accorde, et un beau camouflet. Maintenant, il est temps de remballer vos billes et de ramener les esprits au calme. Parce qu’une France qui, après avoir élu un dirigeant qui lui façonne le visage inhumain qu’on sait, se mettrait, en vous écoutant, à suivre en docile troupeau de Panurge les injonctions d’un tireur de penalties – cette France-là aurait définitivement atteint le degré zéro.
Un degré zéro avec lequel elle flirte déjà, puisqu’il ne s’est encore trouvé personne pour s’indigner de votre référence à ce fameux « Spaggiari ». À croire que tout le monde est persuadé, dans l’Hexagone, qu’il doit s’agir de quelque grande âme chevaleresque, un Mesrine aux mains propres, un modèle. « Spaggiari », c’est un nom qui prête à sourire tant il semble porter le déterminisme du banditisme généreux. Un patronyme méditerranéen, c’est déjà un morceau de soleil. Et si Cantona y fait référence, alors cela doit vraiment être un type bien, un sanguin mais un gars en or. Il est mort ?, ah, savais pas, désolé… Je conseillerais à tous ceux qui ont été emballés par votre apparition sur Youtube d’ensuite passer sur Wikipédia et d’aller prendre connaissance de la notice à propos de celui à qui vous associez l’action de braquer les banques en douceur, safely comme on dit en vocabulaire durable. Tout ce qui ne concerne pas ses méthodes d’égoutier, ses évasions spectaculaires et que je n’évoquerai pas ici (non, non, même pas l’épisode Pinochet), restera sans doute en travers de la gorge de tous les petits gauchistes acculturés que votre proposition aura émoustillés. Elle leur prouvera que vous n’êtes pas le nouveau Keynes du Pauvre ; juste un hâbleur qui s’est fait filmer en train de lâcher un propos digne d’une brève de comptoir et que tout le monde admire, au vu de son glorieux passé.
Moi qui ne m’intéresse pas au sport, qui ne connaît rien à vos performances ni à celles de vos congénères, j’ai pu voir, immun, ces images à leur niveau : elles montrent un homme qui est passé de l’autre côté pour, d’excellent joueur, s’ériger en arbitre borné. Il est temps de faire amende honorable, Eric Cantona, sinon il va se trouver de plus en plus de gens pour crier ce qu’on crie d’habitude à ce genre de personnage quand on estime qu’il a mal jugé. Et votre « révolution » alors évoluerait comme celles qui l’ont précédée : elle se retournerait contre son initiateur.
Frédéric SAENEN
Illustration piochée ici : http://www.parismatch.com/Actu-Match/Medias/Actu/Revue-de-presse-anglaise-La-revolution-selon-Cantona-226610/
[1] L’auteur de ces lignes est Belge, Note de Non de non.